Flâneur du gai savoir

Publié le 21 janvier 2017 par Jlk


Entretien avec Alain de Botton, en décembre 2003.
Alain de Botton est sans doute le jeune écrivain suisse le plus traduit et le plus lu dans le monde, avec cela de particulier que notre “auteur phare”, selon l’expression convenue, écrit en anglais et dans un genre hybride, à égale distance de l’essai et de la fiction, de la note la plus quotidienne et de l’érudition joyeuse. Révélé en 1993 par sa Petite philosophie de l’amour (réédité en Pocket) mêlant subtilement fiction et spéculation, et que suivit Le plaisir de souffrir, autre roman piqûant, le jeune prof de philo est devenu best-seller international en 1997 avec un essai non “fictionnant”, Comment Proust peut changer votre vie.

Revisitant les enseignements de la sagesse à sa façon, il publia en 2000 Les consolations de la philosophie, avant le savoureux Art du voyage qui lui a valu, après 400.000 exemplaires égrenés aux quatre vents des continents, la consécration, après Jacques Ellul, Alexandre Zinoviev, Roger Caillois ou Jean Starobinski, entre autres, du prestigieux Prix européen de l’essai. Au moment de cet entretien, venait de paraître enfin L'Architecture du bonheur.


- D’où tenez-vous, Alain de Botton, votre façon de pratiquer l’essai, à mi-chemin de la réflexion, de la digression humoristique, de l’évocation lyrique et de la fiction ?
- Je définis toujours ma pratique d’essayiste dans la lignée d’une certaine tradition française. D’abord, et principalement, je me rappelle l’exemple de Montaigne, puis aussi ceux de Rousseau et Diderot, ou encore les aphorismes de Pascal, de La Bruyère ou de Chamfort. A notre époque, ce sont les essais de Roland Barthes que j’admire le plus. Mais je pourrais faire aussi une mention spéciale de Proust qui, bien que romancier, est certainement le plus essayiste de ses pairs.
- Dans quelle mesure votre origine a-t-elle marqué votre évolution personnelle, et comment vous situez-vous par rapport à la culture ou à la littérature helvétiques ?- Pour autant que j’aie été influencé par la littérature suisse, c’est la littérature “romande”qui m’intéresse le plus, et tout particulièrement deux auteurs: Rousseau au XVIIIe et Le Corbusier au XXe. De fait, bien que celui-ci soit essentiellement connu par son oeuvre d’architecte, c’est en tant qu’écrivain que Le Corbusier me fascine pour ma part. Ses réalisations architecturales ont toujours occulté ses travaux d’écrivain, mais ceux-ci méritent le détour, qui sont à la fois revigorants, souvent amusants et pleins de sagesse.


- Comment percevez-vous la Suisse, d’une façon plus générale et toute personnelle ?
- Chacun constitue à sa façon son identité propre et, pour moi, les choses que j’admire de la Suisse sont assez particulières. Pour nous en tenir à un bref inventaire, je vous dirai que j’admire le réseau des chemins de fer helvétiques de plaine et de montagne, les ponts de Pierre Maillart, la maison de pierre aux Grisons de Herzog et de Meuron, la Migros, le Lac Léman, le système éducatif, les touristes illustres qui ont aimé notre pays tels John Ruskin, Stendhal, Montaigne ou Cyril Conolly; mais aussi la Bratwurst, l’utilisation du béton en architecture, la douce raideur immaculée du linge dans les vieux hôtels helvétiques, le vert intense de l’herbe au printemps, l’Hotel Edelweiss à Sils Maria, les glaciers et la rumeur des cloches de vaches par les chauds après-midi d’été sur l’alpe... Quant au fait de recevoir un prix littéraire important fondé en Suisse, il constitue à mes yeux le plus grand honneur, et c’est également avec une fierté inoxydable que j’arbore mon passeport à croix blanche. Enfin, je voue une admiration particulière aux Suisses qui ont compris qu’il n’y aucune contradicton entre le fait d’appartenir à ce pays et de rester ouvert au reste du monde...

Alain de Botton. L'Architecture du bonheur. Traduit de l'anglais par Jean-Pierre Aoustin. Mercure de France, 341p.