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# 26/313 - The Gold Bug, de Poe à Von Jung

Publié le 31 janvier 2017 par Les Alluvions.com
Wikipedia : "Le Scarabée d'or (The Gold Bug) est une nouvelle policière et d'aventures d'Edgar Allan Poe, parue en juin 1843 dans le journal de Philadelphie Dollar Newspaper.
Poe a gagné un concours organisé par le journal et reçu un prix de 100 dollars, ce qui représente le montant le plus élevé que l'écrivain ait touché pour une nouvelle publiée. C'est également le texte le plus largement lu du vivant de l'auteur."
Wikipedia encore :

# 26/313 - The Gold Bug, de Poe à Von Jung

« Le voilà, votre scarabée », dit Jung à sa patiente en lui tendant un insecte apparu alors qu'elle racontait son rêve d'un scarabée d'or. (Photo : Simon Eugster)

Ces deux scarabées d'or sont apparus indépendamment mais presque au même moment au cours de cette enquête. Je me suis alors demandé s'il y avait un lien quelconque entre eux. Puis j'ai pensé que si ce lien existait, quelqu'un l'aurait sûrement déjà établi. J'ai donc arpenté le web à sa recherche.
Et je n'ai rien trouvé. Quoi d'étonnant, pensera-t-on : entre la nouvelle de Poe et l'anecdote jungienne, plus d'un siècle s'est écoulé (je n'ai pu trouver la date exacte de l'épisode raconté par Jung, mais le livre où il la consigne date de 1952). Jung ne fait aucune allusion à Poe dans son récit, et personne n'y voit à redire, à juste titre semble-t-il.
La cétoine dorée qui se cogne à la vitre, analogue au scarabée d'or du rêve de la patiente, introduit chez Jung le concept de la synchronicité, qui se fonde sur l'idée que certaines coïncidences sont porteuses de sens pour le sujet. Marie-Laure Grivet rappelle que c'est une idée déjà ancienne chez Jung qui "confie que, dès les années 1920, son travail clinique l’a confronté à des expériences dont le sens ne lui semblait pas pouvoir être expliqué par des relations de causalité. Et d’évoquer alors des coïncidences troublantes entre la réalité intérieure de certains patients et la réalité extérieure, tout se passant comme s’il y avait communauté de sens entre l’une et l’autre."
Je décide alors de relire Le scarabée d'or dans ce vieil exemplaire Folio des Histoires extraordinaires, préfacé par Julio Cortázar, avec une couverture fendillée par les années (la signature intérieure me rappelle que c'est l'un de mes premiers achats de livre).
Brossons rapidement le décor : l'histoire se passe en Caroline du Sud, sur l'île de Sullivan, que Poe connaissait bien pour y avoir caserné en 1827 (il s'était engagé dans l'armée à 22 ans pour une période de 5 ans, épisode qu'il essaiera plusieurs fois de gommer de sa biographie en inventant des voyages en pays lointain). Le narrateur entre en amitié avec un certain William Legrand, ancien fils de famille riche tombé dans la gêne. Un soir où ils sont réunis, Legrand affirme avoir découvert un scarabée d'un type nouveau, mais l'ayant prêté à un lieutenant piqué d'histoire naturelle, il décide d'en tracer une esquisse. La montrant au narrateur, celui-ci y voit une tête de mort, et chambre donc Legrand sur ses médiocres aptitudes au dessin. Legrand en prend ombrage, ne comprend pas la moquerie, prend le morceau de papier et tombe en arrêt devant lui : "toute son attention y parut enchainée".
Un mois plus tard, le narrateur est invité  à le rejoindre. Devant l'exaltation de son ami, il pense qu'il est entré en démence. Mais à l'issue d'une expédition dans les collines, dans un endroit désolé et sinistre du continent, après quelques déboires et émotions fortes, un trésor de pirates de plus d'un million de dollars est finalement mis à jour. Dans la dernière partie, Legrand entre dans le détail complet de la solution de l’énigme.
# 26/313 - The Gold Bug, de Poe à Von Jung
Le morceau de bravoure qui a rendu l’œuvre célèbre c'est le déchiffrage de ce message codé :
53‡‡+305))6*;4826)4‡.)4‡);806*;48+8¶60))85;1‡(;:‡*8
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Legrand, en appliquant les règles de la cryptographie, résout brillamment l'énigme, qui donne alors le chemin vers le trésor enfoui.
Il reste que cela a sans doute occulté d'autres passages pourtant fort dignes d'intérêt également. Au départ de son explication, Legrand revient sur la confusion tête de mort-scarabée, précisant tout d'abord que le morceau de papier était en fait un bout de parchemin, très mince et très sale :
Au moment même où j’allais le chiffonner, mes yeux tombèrent sur le dessin que vous aviez regardé, et vous pouvez concevoir quel fut mon étonnement quand j’aperçus l’image positive d’une tête de mort à l’endroit même où j’avais cru dessiner un scarabée. Pendant un moment, je me sentis trop étourdi pour penser avec rectitude. Je savais que mon croquis différait de ce nouveau dessin par tous ses détails, bien qu’il y eût une certaine analogie dans le contour général. Je pris alors une chandelle, et, m’asseyant à l’autre bout de la chambre, je procédai à une analyse plus attentive du parchemin. En le retournant, je vis ma propre esquisse sur le revers, juste comme je l’avais faite. Ma première impression fut simplement de la surprise ; il y avait une analogie réellement remarquable dans le contour, et c’était une coïncidence singulière que ce fait de l’image d’un crâne, inconnue à moi, occupant l’autre côté du parchemin immédiatement au-dessous de mon dessin du scarabée, — et d’un crâne qui ressemblait si exactement à mon dessin, non-seulement par le contour, mais aussi par la dimension. Je dis que la singularité de cette coïncidence me stupéfia positivement pour un instant. C’est l’effet ordinaire de ces sortes de coïncidences. L’esprit s’efforce d’établir un rapport, une liaison de cause à effet, — et, se trouvant impuissant à y réussir, subit une espèce de paralysie momentanée. [C'est moi qui souligne]
N'est-ce pas étrange que cette nouvelle s'interroge ainsi sur la nature des coïncidences, sur cet effort de l'esprit de rétablir une causalité, tout cela autour de cette figure du scarabée d'or qui resurgira au siècle suivant chez un psychologue qui y verra l'illustration d'une nouvelle façon d'appréhender les coïncidences ? Pourquoi personne, à ma connaissance, n'a-t-il fait le rapport entre les deux récits ?
L'hypothèse que je suggère est que personne n'a songé qu'il pouvait y avoir un lien, c'est le concept d'attracteur étrange qui permet d'imaginer que des connexions puissent s'établir entre des événements disjoints fortement dans le temps et l'espace, et sans rapport causal entre eux (à moins qu'on avance l'hypothèse "rationnelle" que Jung s'est inspiré de la nouvelle, consciemment ou inconsciemment, pour bâtir cette anecdote de coïncidence troublante, ce qui est bien sûr toujours possible, mais peu vraisemblable car cela impliquerait un Jung mystificateur, accusation que même ses adversaires freudiens n'ont pas proférée).
Ironie de l'histoire, il existe une nouvelle de Poe qui se nomme Mystification. Un spectacle inspiré de cette œuvre peu connue a d'ailleurs été donnée en janvier dernier par le Théâtre de l’Épée de Bois à la Cartoucherie : VON JUNG OU LE DOUBLE D’EDGAR POE, de Benoît Lepecq. "En 1825, peut-on lire dans la présentation de ce monologue, pour une dette d’honneur, Von Jung a été provoqué en duel. Plutôt que d’engager le fer, le jeune étudiant de l’université de Charlottesville (Virginie) emmène Hans Hermann, son adversaire, sur le terrain de la littérature. Ce combat spirituel vaut à Von Jung d’esquiver chaque passe d’arme. La faculté imaginative est, jusqu’à l’assaut final, mortelle."
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Georges Walter évoque cette nouvelle intitulée aussi "Von Jung the Mystific", écrivant qu'on "peut s'étonner que personne n'ait vu dans ce texte, le plus autobiographique de tous ceux d'Edgar Poe, alors qu'on a qualifié tels un si grand nombre de ses récits en vertu d'une aberration qui a confondu l'écrivain et ses personnages, et parmi eux, plus électivement, celui du narrateur." Elle fait écho à sa douloureuse expérience d'étudiant fauché à l'université de Charlottesville, dans la petite chambre n°13: "Ici, déclassé parmi les fils de riches planteurs qui préféraient à Platon les beuveries et les bagarres, Edgar Poe eut beau être studieux, il n’obtint jamais que le strict nécessaire.
On sait qu’il joua pour gagner le superflu et que John Allan
[ son père adoptif] refusa de payer ses dettes ; que, ses études confisquées, Edgar quitta la maison de Richmond pour entrer sans ressources dans son écriture et son enfer constellé. Dans cette chambre no 13, il avait déjà compris à quoi son destin l’exposait : elle fut, plus tard, le décor du plus transparent de ses contes : Mystification, qui nous dit que seul le mystificateur est grand, que le poète avance masqué, que la volonté de puissance est un secret."(article de George Walter dans Le Monde du 23.02.90).
Poe-Von Jung imagine un scarabée d'or qui va plus tard cogner à la vitre de Jung. Canular ? Mystification ? Bug ? A votre guise, mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises.

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