Le passage qui nous intéresse directement s'insère dans l'explication de Dupin sur ce double crime effroyable où le mobile demeure indiscernable :
Bref, pourquoi aurait-il [le criminel] abandonné les quatre mille francs en or pour s’empêtrer d’un paquet de linge ? L’or a été abandonné. La presque totalité de la somme désignée par le banquier Mignaud a été trouvée sur le parquet, dans les sacs. Je tiens donc à écarter de votre pensée l’idée saugrenue d’un intérêt, idée engendrée dans le cerveau de la police par les dépositions qui parlent d’argent délivré à la porte même de la maison. Des coïncidences dix fois plus remarquables que celle-ci (la livraison de l’argent et le meurtre commis trois jours après sur le propriétaire) se présentent dans chaque heure de notre vie sans attirer notre attention, même une minute. En général, les coïncidences sont de grosses pierres d’achoppement dans la route de ces pauvres penseurs mal éduqués qui ne savent pas le premier mot de la théorie des probabilités, théorie à laquelle le savoir humain doit ses plus glorieuses conquêtes et ses plus belles découvertes. Dans le cas présent, si l’or avait disparu, le fait qu’il avait été délivré trois jours auparavant créerait quelque chose de plus qu’une coïncidence. Cela corroborerait l’idée d’intérêt. Mais, dans les circonstances réelles où nous sommes placés, si nous supposons que l’or a été le mobile de l’attaque, il nous faut supposer ce criminel assez indécis et assez idiot pour oublier à la fois son or et le mobile qui l’a fait agir. [C'est moi qui souligne]Nous nous trouvons ici dans le cas d'une réflexion métacognitive sur les coïncidences. Poe-Dupin prend une pose scientifique en tournant en dérision les "pauvres penseurs mal éduqués qui ne savent pas le premier mot de la théorie des probabilités". Cette attaque lui permet d'écarter le mobile de l'intérêt financier. Voilà donc qui apporterait de l'eau au moulin rationaliste.
Mais les choses ne sont pas si simples. Il existe en effet une autre occurrence du terme "coïncidence" dans la nouvelle, elle se situe plus en amont:
Notre première connaissance se fit dans un obscur cabinet de lecture de la rue Montmartre, par ce fait fortuit que nous étions tous deux à la recherche d’un même livre, fort remarquable et fort rare ; cette coïncidence nous rapprocha. Nous nous vîmes toujours de plus en plus. Je fus profondément intéressé par sa petite histoire de famille, qu’il me raconta minutieusement avec cette candeur et cet abandon, — ce sans-façon du moi, — qui est le propre de tout Français quand il parle de ses propres affaires.
Ici pas de théorie des probabilités. Tout est précisément improbable : un obscur cabinet de lecture, la rue Montmartre, autrement dit pas le cœur intellectuel de la capitale, la recherche d'un même livre fort remarquable et fort rare (mais on ne saura pas lequel). Et cet aveu : cette coïncidence nous rapprocha. Ce qui signifie que la coïncidence avait pris sens pour les deux hommes, qu'ils la jugeaient significative. Poe aurait pu les faire se rencontrer à l'occasion d'un rendez-vous d'amis communs, dans une soirée, lors d'un spectacle, etc. Non, leur rencontre est le fruit d’une coïncidence, et celle-ci se produit avant tout à cause d'un livre : leur rencontre n'a été possible qu'à travers la littérature.