Avant d'aller au musée Picasso pour l'exposition Picasso-Giacometti, j'ai conduit les enfants jusqu'au Bon Marché, 24 rue de Sèvres, dans le septième arrondissement, un grand magasin où je n'avais foutredieu jamais mis les pieds. Vous vous doutez bien que je ne venais pas pour le shopping, non, je tenais à venir parce qu'un article de Philippe Dagen dans Le Monde m'avait mis l'eau à la bouche : dans l'enceinte même du magasin, la plasticienne japonaise Chiharu Shiota présentait une exposition qui résonnait fortement avec ma propre imagerie : Where are you going ?
Photo : Pauline
Suspendus dans le vaste espace central du magasin, cent cinquante formes de bateaux enserrés de fils blancs. Ailleurs, un tunnel de fils enchevêtrés. Tout le travail de Chiharu Shiota consiste à tisser des réseaux arachnéens dans les différents lieux qu'elle investit. Philippe Dagen écrit que la regarder à l’œuvre est une expérience étonnante : "La pelote à la main, perchée sur un escabeau, Shiota travaille très vite. Les décisions semblent immédiates : à droite, à gauche, en faisant passer le fil devant ou derrière ceux qui sont déjà tendus, en le tirant plus ou moins, elle fait se multiplier lignes et angles. Les gestes sont courts, précis et terriblement rapides." Aucun projet initial ne préside à ces géométries filaires : « Je suis guidée par le lieu. Ce que je pourrais préparer à l’atelier serait trop petit ou trop grand. Il y aurait trop de différences. Donc, je fais le maximum sur place. »
Ici elle use pour la première fois du fil blanc en souvenir du Mois du Blanc inventé par Aristide Boucicaut, le fondateur du magasin. A Venise, c'est le rouge qui prédominait, dans son exposition
The Key in the Hand, où des centaines de clés rouillées étaient suspendues au-dessus de vieilles barques.
“The Key in the Hand”, 2015, la Biennale de Venise
Ou bien c'était le noir, comme à Düsseldorf, encore en 2015 :“A Long Day” 2015, K21 Kunstsammlung Nordrhein Westfalen, Düsseldorf
ou à Marseille, en 2014.Pourquoi ces labyrinthes de fil m'émeuvent-ils autant ? Sans doute parce que j'y ai reconnu une étroite parenté avec l'attracteur étrange d'Otto. Lui aussi, perché comme Chiharu sur son escabeau, il ne cesse d'entrecroiser les filaments du destin.
Marc-Antoine Mathieu parle aussi de cette quête sans objectif défini, de cet abandon à l'inattendu : "Otto, en voulant tracer son être, débouche donc sur un attracteur étrange. Il ne savait pas ce qu’il cherchait mais il l’a trouvé en cherchant. C’est une posture de scientifique, qui devrait à mon sens être davantage utilisée dans l’art. Pour ma part, j’avance souvent dans une idée sans savoir où je vais, et à un moment quelque chose m’échappe, et je découvre des choses inattendues."
* Le soir, en revenant du théâtre, nous sommes passés inopinément par la rue Montmartre, et j'ai pensé à Poe, à Dupin rencontrant ici le narrateur dans un obscur cabinet de lecture, à la recherche tous les deux d'un même livre, "fort remarquable et fort rare". L'attracteur étrange continuait de tisser ses liens.