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Conte de fées de banlieue

Publié le 24 juin 2008 par Loïs De Murphy

Texte de Katherine Mansfield écrit en 1917 et tiré du recueil de nouvelles Quelque chose d’enfantin réédité chez Stock.

Folon
Mr. et Mrs. B… étaient assis à leur breakfast dans la douillette salle à manger rouge de leur « gentille bicoque à une demi-heure à peine du centre ».
Il y avait un bon feu dans la grille – la salle à manger faisait aussi living-room –, les deux fenêtres donnant sur le parterre du jardin étaient fermées, et l’air sentait agréablement les œufs au bacon, le pain grillé et le café. Maintenant que cette espèce de rationnement était réellement terminé, Mr. B… se faisait un devoir d’absorber un très confortable en-cas avant d’affronter les très réels périls du jour. Il se moquait bien de qui pouvait le savoir : il était un vrai Anglais sur la question de son breakfast, il fallait qu’il le prît ; il serait miné sans cela, et si vous lui disiez que les types du continent pouvaient tenir la demi-matinée de travail avec un petit pain et une tasse de café c’est que, tout simplement, vous ne saviez pas de quoi vous parliez.
Mr. B… était un homme solide, encore jeune, qui n’avait pas pu – comble de malchance – abandonner son travail et rejoindre l’armée ; il avait tenté pendant quatre années de trouver quelqu’un d’autre pour prendre sa place, mais sans succès. Il était assis au bout de la table à lire le Daily Mail. Mrs. B… était un petit corps grassouillet, encore jeune, plutôt comme un pigeon. Assise en face, elle se lissait les plumes derrière la cafetière et gardait un œil attentif sur le petit B…, qui était perché entre eux, enveloppé dans une serviette, et tapant le sommet d’un œuf à la coque.
Hélas ! Petit B… n’était pas du tout l’enfant que de tels parents étaient en droit d’espérer. Il n’était pas un « gros petit polisson », pas un « pâté en croute », pas un « mignon cochon à l’engrais ». Il était d’une taille en dessous de la normale, avec des jambes comme du macaroni, des pattes minuscules, des cheveux doux, doux qui donnaient l’impression du pelage d’une souris, et de grands yeux larges ouverts. Pour quelque étrange raison, rien dans la vie ne semblait à la mesure de Petit B… tout était trop grand, trop violent. Tout le renversait, faisait tomber le vent de ses faibles voiles, et le laissait bouche bée, effrayé. Mr. et Mrs. B… étaient complètement impuissants à empêcher cela ; ils ne pouvaient que le ramasser après que le mal était fait, et tenter de le remettre en chemin. Et Mrs. B… l’aimait comme seulement on aime les enfants chétifs, et quand Mr. B… pensait aussi quel petit chic type il était, pensait au « cran » du petit homme, il… eh bien, il… sacrebleu, il…
« Pourquoi n’y a-t-il pas deux sortes d’œufs ? dit Petit B… Pourquoi n’y a-t-il pas de petits œufs pour les enfants et de grands œufs pour les grands ?
– Des lièvres d’Ecosse, dit Mr. B… De beaux lièvres d’Ecosse pour cinq shillings trois pence. Qu’est-ce que tu dirais d’en prendre un, ma vieille ?
– Cela fera un changement agréable, n’est-ce pas ? dit Mrs. B… En civet. »
Et ils se regardèrent, et le lièvre d’Ecosse plana entre eux, dans sa riche sauce, avec de la farce et un pot blanc de confiture de groseilles l’accompagnant.
« Nous aurions pu le manger pendant le week-end, dit Mrs. B… Mais le boucher m’a promis un joli petit faux filet, et ce serait dommage… Oui, dommage, et cependant… Mon Dieu, comme c’était difficile de décider. Le lièvre aurait été un tel changement ; d’un autre côté, y a-t-il vraiment quelque chose de meilleur qu’un joli petit faux filet ?
– Il y a aussi le potage qu’on fait avec le lièvre, dit Mr. B…, tambourinant des doigts sur la table. La meilleure soupe au monde !
– Oh ! Oh ! s’écria Petit B… si subitement et si brusquement, qu’ils en furent très surpris. Regardez toute cette bande de moineaux posés sur notre pelouse – il agita sa cuiller. Regardez-les, regardez ! » Et pendant qu’il parlait, bien que les fenêtres fussent fermées, ils entendirent très fort un gazouillis et un piaulement aigres venant du jardin. « Continue ton breakfast comme un bon petit garçon, n’est-ce pas », dit sa mère. Et son père ajouta : « Occupe-toi de ton œuf, mon vieux, et fais attention à ce que tu fais.
– Mais regardez-les, regardez-les tous qui sautillent, s’écria-t-il. Ils ne restent pas tranquilles une minute. Crois-tu qu’ils ont faim, père ?
– Tchic-a-tchip-tchip-tchic ! crièrent les moineaux.
– Mieux vaut remettre cela à la semaine prochaine peut-être, dit Mr. B…, et faire confiance à la chance pour qu’on en trouve encore alors.
– Oui, peut-être serait-ce plus sage », dit Mrs. B…
Mr. B… cueillit une autre perle dans son journal.
« As-tu déjà acheté de ces dattes contrôlées ?
– Je me suis débrouillée pour en obtenir un kilo hier, dit Mrs. B…
– Eh bien, un pudding aux dattes est une bonne chose », dit Mr. B… Et ils se regardèrent, et entre eux plana un pudding rond. Bien cuit, recouvert d’une crème.
« Cela ferait un changement agréable, n’est-ce pas ? » dit Mrs. B…
Dehors, sur l’herbe grise gelée, les curieux moineaux avides sautillaient et voletaient. Ils ne restaient jamais tranquilles un instant. Ils criaient, agitaient leurs ailes maladroites. Petit B…, son œuf fini, descendit de sa chaise, prit son pain et sa confiture, et s’en alla manger à la fenêtre.
« Donnons-leur des miettes, il le faut, dit-il. Ouvre, ouvre la fenêtre, père, et jette-leur quelque chose. Père, s’il te plaît !
– Oh ! pas de criaillement, enfant », dit Mrs. B…
Et le père ajouta : « On ne peut pas ouvrir les fenêtres, mon vieux. Ils te mangeraient la tête.
– Mais ils ont faim », s’écria Petit B…, et les petites voix des moineaux résonnaient comme de petits couteaux qu’on aiguise.
« Tchic-a-tchip-tchip-tchic ! » criaient-ils.
Petit B… laissa tomber son pain et sa confiture dans le pot de fleurs chinois devant la fenêtre. Il se glissa derrière l’épais rideau pour voir mieux, et Mr. et Mrs. B… continuèrent à lire ce qu’on pouvait obtenir sans tickets maintenant (plus de cartes d’alimentation après le mois de mai), un déluge de fromages, un déluge. En l’air, des fromages entiers tournèrent entre Mr. et Mrs. B…, comme des corps célestes.
Soudain, comme Petit B… regardait les moineaux sur l’herbe grise gelée, ils grandirent, ils changèrent, toujours battant des ailes et pépiant. Ils se transformèrent en tout petits garçons, en veste marron, dansant la gigue dehors, montant et descendant derrière la fenêtre, et criant d’une voix aigüe : « Quelque chose à manger, quelque chose à manger ! » Petit B… se tint à deux mains au rideau. « Père, murmura-t-il, père ! Ce ne sont pas des moineaux. Ce sont de petits garçons. Ecoute, père ! » Mais Mr. et Mrs. B… ne voulaient pas entendre. Il essaya de nouveau. « Mère, murmura-t-il. Regarde les petits garçons. Ce ne sont pas des moineaux, mère ! » Mais personne ne fit attention à ses bêtises.
« Tout ce bruit sur la famine, s’écria Mr. B…, tout est de la frime, tout est de l’invention. »
La figure blafarde, les bras ballants dans leurs grandes vestes, les petits garçons dansaient : « Quelque chose à manger, quelque chose à manger. »
« Père, bégaya Petit B… Ecoute, père ! Mère, écoute, je t’en supplie !
– Vraiment ! dit Mrs. B… Le bruit que font ces oiseaux ! Je n’ai jamais entendu pareille chose.
– Va me chercher mes souliers, mon petit vieux, dit Mr. B…
– Tchic-a-tchip-tchip-tchic !” dirent les moineaux.
Où donc est passé cet enfant ? « Viens finir ton bon cacao, mon trésor », dit Mrs. B…
– Il n’est jamais sorti de la pièce », dit Mr. B… Mrs. B… se dirigea vers la fenêtre, et Mr. B… la suivit. Et ils regardèrent dehors. Là, sur l’herbe grise gelée, la figure blanche, blanche, les bras minces battant comme des ailes, devant tous les autres, le plus petit, le plus minuscule, se trouvait Petit B… Mr. et Mrs. B… entendirent sa voix par-dessus toutes les voix : « Quelque chose à manger, quelque chose à manger ! »
Tant bien que mal, ils ouvrirent la fenêtre. « Vous aurez à manger ! Tous tant que vous êtes. Entrez tout de suite. Mon vieux ! Mon petit ! »
Mais il était trop tard. Les petits garçons se changèrent de nouveau en moineaux, et au loin s’en allèrent – hors de vue, hors d’appel.

Illustration Folon


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