Texte de Katherine Mansfield écrit en 1917 et tiré du recueil de nouvelles Quelque chose d’enfantin réédité chez Stock.
Il y avait un bon feu dans la grille
– la salle à manger faisait aussi living-room –, les deux fenêtres donnant sur
le parterre du jardin étaient fermées, et l’air sentait agréablement les œufs au
bacon, le pain grillé et le café. Maintenant que cette espèce de rationnement
était réellement terminé, Mr. B… se faisait un devoir d’absorber un très
confortable en-cas avant d’affronter les très réels périls du jour. Il se
moquait bien de qui pouvait le savoir : il était un vrai Anglais sur la
question de son breakfast, il fallait qu’il le prît ; il serait miné sans
cela, et si vous lui disiez que les types du continent pouvaient tenir la
demi-matinée de travail avec un petit pain et une tasse de café c’est que, tout
simplement, vous ne saviez pas de quoi vous parliez.
Mr. B… était un homme solide, encore
jeune, qui n’avait pas pu – comble de malchance – abandonner son travail et
rejoindre l’armée ; il avait tenté pendant quatre années de trouver quelqu’un
d’autre pour prendre sa place, mais sans succès. Il était assis au bout de la
table à lire le Daily Mail. Mrs. B…
était un petit corps grassouillet, encore jeune, plutôt comme un pigeon. Assise
en face, elle se lissait les plumes derrière la cafetière et gardait un œil attentif
sur le petit B…, qui était perché entre eux, enveloppé dans une serviette, et
tapant le sommet d’un œuf à la coque.
Hélas ! Petit B… n’était pas du
tout l’enfant que de tels parents étaient en droit d’espérer. Il n’était pas un
« gros petit polisson », pas un « pâté en croute », pas un « mignon
cochon à l’engrais ». Il était d’une taille en dessous de la normale, avec
des jambes comme du macaroni, des pattes minuscules, des cheveux doux, doux qui
donnaient l’impression du pelage d’une souris, et de grands yeux larges
ouverts. Pour quelque étrange raison, rien dans la vie ne semblait à la mesure
de Petit B… tout était trop grand, trop violent. Tout le renversait, faisait
tomber le vent de ses faibles voiles, et le laissait bouche bée, effrayé. Mr. et
Mrs. B… étaient complètement impuissants à empêcher cela ; ils ne
pouvaient que le ramasser après que le mal était fait, et tenter de le remettre
en chemin. Et Mrs. B… l’aimait comme seulement on aime les enfants chétifs, et
quand Mr. B… pensait aussi quel petit chic type il était, pensait au « cran »
du petit homme, il… eh bien, il… sacrebleu, il…
« Pourquoi n’y a-t-il pas deux
sortes d’œufs ? dit Petit B… Pourquoi n’y a-t-il pas de petits œufs pour
les enfants et de grands œufs pour les grands ?
– Des lièvres d’Ecosse, dit Mr. B… De
beaux lièvres d’Ecosse pour cinq shillings trois pence. Qu’est-ce que tu dirais
d’en prendre un, ma vieille ?
– Cela fera un changement agréable, n’est-ce
pas ? dit Mrs. B… En civet. »
Et ils se regardèrent, et le lièvre d’Ecosse
plana entre eux, dans sa riche sauce, avec de la farce et un pot blanc de
confiture de groseilles l’accompagnant.
« Nous aurions pu le manger
pendant le week-end, dit Mrs. B… Mais le boucher m’a promis un joli petit faux
filet, et ce serait dommage… Oui, dommage, et cependant… Mon Dieu, comme c’était
difficile de décider. Le lièvre aurait été un tel changement ; d’un autre
côté, y a-t-il vraiment quelque chose de meilleur qu’un joli petit faux filet ?
– Il
y a aussi le potage qu’on fait avec le lièvre, dit Mr. B…, tambourinant des
doigts sur la table. La meilleure soupe au monde !
– Oh !
Oh ! s’écria Petit B… si subitement et si brusquement, qu’ils en furent
très surpris. Regardez toute cette bande de moineaux posés sur notre pelouse –
il agita sa cuiller. Regardez-les, regardez ! » Et pendant qu’il
parlait, bien que les fenêtres fussent fermées, ils entendirent très fort un
gazouillis et un piaulement aigres venant du jardin. « Continue ton
breakfast comme un bon petit garçon, n’est-ce pas », dit sa mère. Et son
père ajouta : « Occupe-toi de ton œuf, mon vieux, et fais attention à
ce que tu fais.
– Mais
regardez-les, regardez-les tous qui sautillent, s’écria-t-il. Ils ne restent
pas tranquilles une minute. Crois-tu qu’ils ont faim, père ?
– Tchic-a-tchip-tchip-tchic !
crièrent les moineaux.
– Mieux
vaut remettre cela à la semaine prochaine peut-être, dit Mr. B…, et faire
confiance à la chance pour qu’on en trouve encore alors.
– Oui,
peut-être serait-ce plus sage », dit Mrs. B…
Mr. B… cueillit une autre perle dans son journal.
« As-tu déjà acheté de ces dattes contrôlées ?
– Je
me suis débrouillée pour en obtenir un kilo hier, dit Mrs. B…
– Eh
bien, un pudding aux dattes est une bonne chose », dit Mr. B… Et ils se
regardèrent, et entre eux plana un pudding rond. Bien cuit, recouvert d’une
crème.
« Cela ferait un changement agréable, n’est-ce pas ? » dit
Mrs. B…
Dehors, sur l’herbe grise gelée, les curieux moineaux avides sautillaient
et voletaient. Ils ne restaient jamais tranquilles un instant. Ils criaient,
agitaient leurs ailes maladroites. Petit B…, son œuf fini, descendit de sa
chaise, prit son pain et sa confiture, et s’en alla manger à la fenêtre.
« Donnons-leur des miettes, il le faut, dit-il. Ouvre, ouvre la fenêtre,
père, et jette-leur quelque chose. Père, s’il te plaît !
– Oh !
pas de criaillement, enfant », dit Mrs. B…
Et le père ajouta : « On ne
peut pas ouvrir les fenêtres, mon vieux. Ils te mangeraient la tête.
– Mais
ils ont faim », s’écria Petit B…, et les petites voix des moineaux
résonnaient comme de petits couteaux qu’on aiguise.
« Tchic-a-tchip-tchip-tchic ! » criaient-ils.
Petit B… laissa tomber son pain et sa confiture dans le pot de fleurs
chinois devant la fenêtre. Il se glissa derrière l’épais rideau pour voir
mieux, et Mr. et Mrs. B… continuèrent à lire ce qu’on pouvait obtenir sans
tickets maintenant (plus de cartes d’alimentation après le mois de mai), un
déluge de fromages, un déluge. En l’air, des fromages entiers tournèrent entre Mr.
et Mrs. B…, comme des corps célestes.
Soudain, comme Petit B… regardait les moineaux sur l’herbe grise gelée,
ils grandirent, ils changèrent, toujours battant des ailes et pépiant. Ils se
transformèrent en tout petits garçons, en veste marron, dansant la gigue
dehors, montant et descendant derrière la fenêtre, et criant d’une voix aigüe :
« Quelque chose à manger, quelque chose à manger ! » Petit B… se
tint à deux mains au rideau. « Père, murmura-t-il, père ! Ce ne sont
pas des moineaux. Ce sont de petits garçons. Ecoute, père ! » Mais Mr.
et Mrs. B… ne voulaient pas entendre. Il essaya de nouveau. « Mère,
murmura-t-il. Regarde les petits garçons. Ce ne sont pas des moineaux, mère ! »
Mais personne ne fit attention à ses bêtises.
« Tout ce bruit sur la famine, s’écria Mr. B…, tout est de la frime,
tout est de l’invention. »
La figure blafarde, les bras ballants dans leurs grandes vestes, les
petits garçons dansaient : « Quelque chose à manger, quelque chose à
manger. »
« Père, bégaya Petit B… Ecoute, père ! Mère, écoute, je t’en
supplie !
– Vraiment !
dit Mrs. B… Le bruit que font ces oiseaux ! Je n’ai jamais entendu
pareille chose.
– Va
me chercher mes souliers, mon petit vieux, dit Mr. B…
– Tchic-a-tchip-tchip-tchic !” dirent les moineaux.
Où donc est passé cet enfant ? « Viens finir ton bon cacao, mon
trésor », dit Mrs. B…
– Il
n’est jamais sorti de la pièce », dit Mr. B… Mrs. B… se dirigea vers la
fenêtre, et Mr. B… la suivit. Et ils regardèrent dehors. Là, sur l’herbe grise
gelée, la figure blanche, blanche, les bras minces battant comme des ailes,
devant tous les autres, le plus petit, le plus minuscule, se trouvait Petit B… Mr.
et Mrs. B… entendirent sa voix par-dessus toutes les voix : « Quelque
chose à manger, quelque chose à manger ! »
Tant bien que mal, ils ouvrirent la fenêtre. « Vous aurez à manger !
Tous tant que vous êtes. Entrez tout de
suite. Mon vieux ! Mon petit ! »
Mais il était trop tard. Les petits garçons se changèrent de nouveau en
moineaux, et au loin s’en allèrent – hors de vue, hors d’appel.
Illustration Folon