A cause de sa matière, de la façon dont il est fait et construit techniquement, le cinéma peut se raconter et faire sa propre histoire. En la faisant, il est le seul à pouvoir donner un sentiment, une idée de ce qu’on a convenu d’appeler l’Histoire. Cette histoire sera différente de toutes les autres puisqu’elle est visible et vivante, puisqu’elle reproduit du vivant à la façon dont le cinéma ou la photo le font. Le cinéma est donc le seul qui peut donner un sentiment du tissu ou du fleuve histoire. Le cinéma peut donner ce que les journaux appelaient autrefois “le film des événements”. En littérature, on ne peut pas. Quand Joyce écrit Finnegans Wake, qui est la somme de tout ce qui peut s’écrire, il dit “Je” : c’est de la littérature, mais pas l’histoire de la littérature. De la même manière, la sculpture ou la peinture ne peuvent pas faire leur propre histoire. Alors que le cinéma peut vraiment raconter une histoire, on l’a toujours dit. Moi, je lui ai fait raconter l’histoire de l’Histoire, à travers le cinéma.Construites autour de plusieurs thématiques, les huit parties résultent d'un formidable travail de montage, que Serge Kaganski décrit fort bien dans la même édition des Inrocks :
Nos oreilles, nos rétines et notre cerveau sont mitraillés d’informations, de signes et de références, on se raccroche parfois aux branches comme on peut. En malaxant ainsi son matériau, Godard semble vouloir lui faire rendre gorge ; il presse le cinéma et le siècle pour en tirer le nectar le plus concentré (qu’il ait le goût de l’honneur ou le goût de l’horreur), il catapulte images, sons, époques, artistes, œuvres les uns contre les autres tel un accélérateur de particules pour en faire sourdre le sens et la beauté. Godard n’oublie pas qu’une image + une image = une troisième image : c’est là le principe central, le bloc moteur d’Histoire(s), gigantesque travail de collage et de juxtaposition.Pierre Bayard écrit de son côté que le "premier effet de ce type de montage est de mettre l'accent sur des affinités ou des correspondances insolites entre les citations qui n'apparaîtraient pas nécessairement dans une histoire plus classique", et un peu plus loin que "l'entreprise de Godard fait penser à celle d'Aby Warburg, cet historien de l'art qui avait entrepris, au début du XXe siècle, de réaliser un atlas où chaque planche réunissait de manière improbable des œuvres issues de périodes et de lieux éloignés, lesquelles, bien que relevant de cultures distantes, lui semblaient présenter, au rebours de toute logique, de singulières ressemblances."
Aby Warburg -planche 77
Nous arrivons là, sans crier gare, à un moment-clé de cette exploration de l'attracteur étrange, car il se trouve que dans les derniers mois de 2016, du 30 septembre à fin décembre, j'ai beaucoup étudié l'oeuvre d'Aby Warburg à travers l'essai de George Didi-Huberman, L'image survivante, Histoire de l'art et du temps des fantômes selon Aby Warburg, Minuit, 2002. Délaissant ce site, et même l'ordinateur, j'avais commencé à accumuler les citations et les notes sur un grand cahier noir acheté un beau jour à Noz. Mon point de départ avait été Paul Klee, dont j'abordai alors la lecture du Journal. Mais rapidement, Warburg s'imposa à de multiples reprises. Et c'est la rencontre d'Otto, de Marc-Antoine Mathieu, avec son attracteur étrange, qui me fit changer de braquet, suspendre le cahier Klee et ouvrir un nouveau chantier sur Alluvions. Je n'ai pas envie de résumer les 37 pages du cahier Klee, je les ai donc numérisées et je les présente ci-dessous. De manière générale, la composition s'articule autour d'une double page, et je me suis amusé parfois à reproduire au crayon ici et là quelques œuvres remarquables.Toutes proportions gardées, et sans vouloir se comparer à ces augustes aînés, le travail ici sur Alluvions relève de la même dynamique associative, de la même recherche des correspondances passant outre les espaces et les temps. Un concept central peut résumer tout ceci : l'intrication. Ce sera le sujet de la prochaine chronique.