# 50/313 - Paterson

Publié le 28 février 2017 par Les Alluvions.com

Adam Driver (Paterson, bus driver) dans Paterson (le film)

Jeudi 29 décembre 2016, Apollo, à deux jours du terme de l'année, je vais voir l'un des plus beaux films  de celle-ci. Paterson, de Jim Jarmusch. Attention, si vous avez écouté le Masque et la Plume, vous aurez entendu d'autres sons de cloche, bien discordantes : "(...)  monument d’ennui et d’autosuffisance, tonne Xavier Leherpeur. C’est quoi ce monument de vacuité absolu ? Ce n’est pas un peu ennuyant, c’est horriblement ennuyeux." Et puis encore : Il écrit ses petits poèmes dépressifs à la haïku avec quatre lignes.
Je ne sais pas à quoi sert ce film qui se voudrait modeste mais qui ne l’est absolument pas, qui est d’une prétention sans nom, parce qu’on voit bien qu’à travers ce rien, il veut raconter la vie mais le film ne raconte rien et ne raconte surtout pas la vie parce que tu ne sais pas le faire Jim, je suis désolé !

Le précédent [Only Lovers Left Alive ] était sublime mais ce truc, Paterson, c’est pas vrai, c’est pas possible, ça ne sert à rien !"
Moi, la prétention sans nom, je la vois surtout dans une telle critique. Monsieur Leherpeur s'est ennuyé donc le film est ennuyeux, horriblement ennuyeux. CQFD. Désolé, en ce qui me concerne, et je ne suis heureusement pas le seul, je ne me suis pas ennuyé. Et ce n'est pas une posture. Si je m'ennuie, dans un film que j'espérais palpitant, je le reconnais, je le constate. Je me suis ennuyé sur certains passages des films de Godard vus ces derniers temps, je n'ai pas peur de l'avouer (il y avait tellement de choses par ailleurs qui rachetaient cet ennui que ce n'était pas rédhibitoire). Mais pour Paterson, rien de cela, que l'éblouissement de voir un film que peut-être seul Jarmusch est capable de produire de nos jours, un film qui refuse la dramatisation, qui ose le quotidien, la répétition des jours (le film s'étend sur les sept jours de la semaine, du lundi au début du lundi suivant), celle à laquelle on accole si facilement, si machinalement, l'adjectif morne. Non, il montre que cette répétition peut être tout sauf morne, et non pas parce qu'il y aurait de l'aventure à chaque coin de rue, mais bien parce que c'est dans les subtiles variations du quotidien qu'adviennent la beauté, l'amitié et la tendresse.
Petits poèmes dépressifs à la haïku avec quatre lignes ? Rien que ça montre bien la mauvaise foi et la lecture sans la plus élémentaire objectivité, car les poèmes de Paterson (le film et le personnage portent le même nom) sont tout sauf dépressifs et avec quatre lignes. Et il est aisé de le vérifier avec le premier poème du film, celui des allumettes Ohio Blue Tip :
Love Poem
We have plenty of matches in our house
We keep them on hand always
Currently our favourite brand
Is Ohio Blue Tip
Though we used to prefer Diamond Brand
That was before we discovered
Ohio Blue Tip matches
They are excellently packaged
Sturdy little boxes
With dark and light blue and white labels
With words lettered
In the shape of a megaphone
As if to say even louder to the world
Here is the most beautiful match in the world
It’s one-and-a-half-inch soft pine stem
Capped by a grainy dark purple head
So sober and furious and stubbornly ready
To burst into flame
Lighting, perhaps the cigarette of the woman you love
For the first time
And it was never really the same after that
All this will we give you
That is what you gave me
I become the cigarette and you the match
Or I the match and you the cigarette
Blazing with kisses that smoulder towards heaven
J'ai la flemme de traduire (et ce serait si médiocre que je ne vous inflige pas ça), mais vous devez être suffisamment bon en anglais pour voir qu'il n'y a rien là-dedans de dépressif, bien au contraire.
 Ce poème, comme la plupart des poèmes du film, sont de la plume de Ron Padgett, un poète né en 1942, de l'école dite de New York, ami de Jarmusch.
La flemme encore : Pierre Ménard, sur son site Liminaire, décrit très bien le film (et je vous invite donc à le parcourir si ça vous intéresse). Il écrit très justement que "Jim Jarmusch parvient en effet à rendre cet humble quotidien attirant, loin des existences trépidantes et mouvementées auxquelles le cinéma et l’actualité nous confrontent chaque jour. Film cocasse, modeste qui parvient à transmettre l’essence de ce qu’est l’écriture."
Il cite alors un extrait du poème intitulé Paterson, que nous devons  au grand poète américain William Carlos Williams, qui exerçait la profession de médecin dans cette même ville :
« Le feu brûle ; c’est la première loi.
Quand le vent l’attise, les flammes
s’étendent alentour. La parole
attise les flammes. Tout a été combiné
pour qu’écrire vous
consume, et non seulement de l’intérieur.
En soi, écrire n’est rien ; se mettre
En condition d’écrire (c’est là
qu’on est possédé) c’est résoudre 90%
du problème : par la séduction
ou à la force des bras. L’écriture
devrait nous délivrer, nous
délivrer de ce qui, alors
que nous progressons, devient – un feu,
un feu destructeur. Car l’écriture
vous assaille aussi, et on doit
trouver le moyen de la neutraliser – si possible
à la racine. C’est pourquoi,
pour écrire, faut-il avant tout (à 90%)
vivre. Les gens y
veillent, non pas en réfléchissant mais
par une sous-réflexion (ils veulent
être aveugles pour mieux pouvoir
dire : Nous sommes fiers de vous !
Quel don extraordinaire ! Comment trouvez-
vous le temps nécessaire, vous
qui êtes si occupé ? Ça doit être
merveilleux d’avoir un tel passe-temps.
Paterson, William Carlos Williams
De cette ville de Paterson dans le New Jersey, située à une trentaine de kilomètres de New York, sont aussi originaires Allen Ginsberg et Lou Costello. Ce dernier formait avec Bud Abbott un duo comique célèbre aux USA. Je l'ignorais voici encore deux mois, ce qui n'a guère d'importance ceci dit, sauf que cela formera la matière de la prochaine livraison.
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NB : On peut lire aussi avec grand profit l'article de Christian Risset dans Diacritik.