3 mars 1994 | Lambert Schlechter | [cahier mou brouillon]

Publié le 03 mars 2017 par Angèle Paoli

[CAHIER MOU BROUILLON]

É pilogues & incises, printemps 1994. - Je vais mourir. J'écris mon dernier livre. Il m'a fallu dix insomnies consécutives pour mettre bas ces deux phrases. Et maintenant elles sont là, - et ne signifient presque rien. Et pourtant il fallait les noter comme ça et pas autrement. Parmi ce que j'écris ces jours-ci il y a ces phrases-là. // J'écris à coups d'insomnie. // Il est vrai aussi qu'à M je rêve, à la tiédeur de ses nymphes au moment où je les effleure - et son soupir quand en elle plus loin je vais. // Nommer des choses simples, parce rien n'est compliqué. // Dix fois la nuit je me lève, me rhabille. La mort n'est pas ésotérique. La solitude n'est pas mystérieuse. La mort est froide et la solitude est banale. // Et j'ai envie de mourir et j'ai peur de mourir, - envie, parce que cela me permettrait de dormir ; peur parce que demain est un autre jour. // Et dehors le long du mur de la maison, les crocus jaunes sont là depuis deux semaines. Et les crocus jaunes, ça me rappelle quelque chose. // Et plusieurs fois la nuit je descends dans la chambre de mon fils, le regarde, m'accroupis, pose la main sur son front. C'est la nuit. Le silence. J'entends respirer l'enfant. // Cinq ans que ma femme est partie. Ce soir, en rangeant de vieux papiers, j'ai retrouvé une lettre qu'elle m'a écrite à dix-neuf ans, sur les joies de nos corps les premiers mois, - ce sont des mots qui comptent encore vingt-cinq ans plus tard. Ce bonheur-là, nous l'avons connu. Je suis en vie. Je m'en souviens, avec ses mots à elle. Lambert Schlechter, " Cinquième Cahier " (extrait), in
À sentir ton corps si chaud contre le mien, je pourrais pleurer de joie. Plus je suis enveloppée de tes bras et serrée contre toi, plus j'ai cette conviction que plus rien ne pourra m'arriver, lettre du 7 janvier 1970, elle avait dix-neuf ans. J'ai réussi à la protéger pendant vingt ans, puis j'ai échoué. Elle est morte. / cahier mou brouillon, 3 mars 1994
Écrire, 1994. - Je passerai cette année-ci à écrire/détruire ce livre. Je fais un livre en le défaisant. Je jette la moitié et je refais la moitié de ce qui reste. Je construis un texte avec des ruines. // Un livre sans fin ni commencement. Un livre parce que je vais mourir. Un livre à cause de la mort. Un livre après ma femme morte. Un livre pour une femme qui me tue. Un livre parmi tous les autres livres. Un livre offert à Chen Fou. Un livre pour rien. // Un livre parce que je ne sais rien faire d'autre. Un livre le long de ma déroute. No hay caminos, n'y a que la déroute. Au jour le jour ; je ne sais ce qu'il y a demain. // Je ne sais quand la mort commence. J'écris jusqu'à la mort. J'écris le livre, parce que c'est le dernier. Cela ne m'amuse pas, - cela me dévore, m'excite, m'épuise, me tue. // Pendant mes embrassements avec M j'arrêterai d'écrire, mais après j'écrirai nos embrassements, aussi. Les crocus jaunes, les insomnies, la mort, les embrassements ; il n'y a rien d'autre à dire. // Je n'écris même pas dans un style à peu près classique - j'écris sans style. Les mots comme ils viennent. Et ils viennent simplement, s'installant au fil de la plume, le long des lignes, les pages se remplissent, c'est bien, je ne débloque pas, j'écris mes mots. / cahier mou brouillon, 3 mars 1994
Le Ressac du temps, Le murmure du monde 5, fragments, Éditions des Vanneaux, 2016, pp. 260-261-262.