L'antre de la Folie
Publié le 25 juin 2008 par CorckyMoi, je l'avais bien dit, que le nouveau résident avait quelque chose de louche.
Je l'avais dit, mais personne ne m'a écoutée.
C'est peut-être parce que je débite tellement de conneries à la minute que j'en perds toute crédibilité professionnelle.
Ou peut-être parce que le type ne présentait, au premier abord, aucun signe extérieur de fout-la-merde patenté.
Ou éventuellement parce que la façon dont j'ai exprimé mes doutes a laissé mes collègues songeurs quant à mon degré d'objectivité, vu que ça ressemblait assez à ça:
- Les gars, je voudrais pas jouer la Pythie parano, surtout que j'ai jamais foutu les pieds à Delphes, mais ce gugusse, là, ben moi j'le sens pas. Mais alors, pas du tout.
A quoi il m'a été répondu avec une gentillesse fortement mâtinée de condescendance:
- Tu sais, tes souvenirs de vacances, on s'en bat les couilles.
Voilà pour le niveau intello-culturel de mon environnement professionnel.
Les gens avec qui je bosse, si tu as le malheur de siffloter et de chantonner "Eh, Figaro! Son qua, Figaro qua, Figaro là, Figaro su, Figaro giù", ils te regardent comme une merde et te balancent avec mépris:
- Je savais pas que tu lisais la presse de droite.
Mais foin de digressions inutiles, je te parlais de notre dernier spécimen, notre petit nouveau, notre apprenti-résident arrivé directement de l'aéroport de Roissy, au sein duquel il venait de passer trois années à zoner, un peu comme Tom Hanks dans Le Terminal, dormant sur des bancs, se nourrissant des reliefs de repas des voyageurs et annonçant régulièrement la fin du monde à la foule bigarrée des touristes en transit.
Je t'avoue que c'est cet ultime détail qui m'a incitée à la plus grande prudence quand j'ai appris qu'il allait débarquer chez nous.
Oh, les premiers jours, tout s'est bien passé.
Monsieur A ne sortait jamais sans son costume et sa cravate, et pour un mec qui avait squatté un terminal d'aéroport pendant trois ans, je trouvais ça particulièrement admirable.
Le cinquième jour, monsieur A s'est mis à faire des listes de noms.
Pas sur du papier, hein.
Non.
Sur les murs de sa chambre.
Le sixième jour, monsieur A s'est adressé directement au téléviseur de la salle de loisirs, lui conseillant d'aller se faire enculer chez Omar Bongo (oui, car monsieur A est Gabonais).
Le septième jour, on aurait bien aimé que monsieur A fasse comme le Seigneur et pique un p'tit roupillon, malheureusement il a préféré enfiler une blouse blanche, descendre dans le hall et clamer bien fort qu'il était le docteur Schweitzer, que son voisin de chambre était atteint de bilharziose et qu'il allait de ce pas procéder à un exorcisme.
Tu te doutes bien que dans l'heure qui a suivi, monsieur A s'est retrouvé aux urgences psychiatriques.
Au médecin qui l'a interrogé, notre bonhomme a tranquillement expliqué qu'il avait les Allemands et les Américains aux fesses, qu'il savait que Mireille Mathieu l'avait fait mettre sur écoute, qu'il connaissait personnellement le président Sarkozy et que si les flics venaient le chercher, il se ferait un plaisir de les descendre un par un.
Et pour bien illustrer son propos, monsieur A s'est mis à siffler le mythique air concocté par Ennio Morricone pour Le bon, la brute et le truand en grimpant sur une chaise de la salle de consultation.
La psy m'a jeté un regard assez consterné:
- Dites, vous saviez qu'il était dans cet état?
- Vous voulez dire: Avant qu'il ne nous explique qu'il était le Premier Ministre de la Guinée Bissau? Ou bien après qu'il ait chié dans le lavabo parce que les toilettes étaient remplies du sang du Christ?
- ....
- ....
- Je vois. Bon, ben je crois qu'on va le garder.
- C'est drôle, je le crois aussi.
Il a donc fallu expliquer à monsieur A qu'une ambulance allait venir le chercher pour l'emmener dans un endroit fort plaisant, entouré d'un grand parc planté de tilleuls odorants et surtout, ceint d'un mur de trois mètres de haut planté de tessons de bouteilles et surveillé par deux caméras.
- Vous voulez m'envoyer chez les fous?
- Ne le prenez pas comme ça. On veut juste que vous vous reposiez un peu.
- Mais je suis médecin. Je sais très bien ce qui est bon pour moi. Je vous ai dit que j'étais diplômé de la Faculté de Kuala Lumpur?
- Non, celle-là, vous me l'avez pas faite, non.
Arrivée de l'ambulance. Monsieur A s'était tranquillement assis sur un banc, dans la cour de l'hosto, et s'entretenait de psychanalyse avec Sigmund Freud et Jacques Lacan, qui ont cette particularité charmante et quelque peu désarmante d'être tous deux morts et enterrés.
Quand l'ambulance a fini par se pointer, je me suis retournée vers mon patient.
Qui n'était plus là.
Envolé.
Vanished.
Desaparecido.
Ma pomme, donc, à fond de train à travers l'hôpital, rasant le cul des blouses blanches et des patients en fauteuil roulant.
- Putain de bordel de merde de ta race!
- Eh ho, soignez votre langage, c'est un hôpital, ici!
- Depuis quand on ne dit pas "bite" à chaque phrase à l'hôpital public? Vous avez fermé toutes les salles de garde?
- ....
- Z'auriez pas vu un grand Noir habillé tout en blanc?
- Ben si. Il vient de passer en courant. Dites, c'est un sportif? Il court drôlement vite.
- Je suppose qu'il vous dirait qu'il s'appelle Carl Lewis.
Tu penses bien que j'ai jamais rattrapé le gars. Quinze ans de clope et seulement deux semaines de rameur, y'a quelque chose de logique là-dedans.
En fin de compte, il est rentré tout seul au Foyer, comme un grand.
Je l'ai retrouvé dans la cour, en train de siffler.
Toujours Le bon, la brute et le truand.
Mon big boss a signé une demande d'hospitalisation d'office et téléphoné aux flics.
En attendant le débarquement de la volaille, je me suis assise sur un muret à côté de mon patient.
- Vous courez vachement vite, vous m'avez larguée en cinq secondes.
- Évidemment. Je vous ai dit que j'avais gagné le championnat panafricain d'athlétisme?
- Nan.
- Vous avez appelé la police?
- Pas moi, mais le directeur, oui.
- Bon. Je peux aller pisser, avant qu'ils m'embarquent?
- Bien sûr.
Quand les keufs se sont pointés, monsieur A continuait à siffler.
Ils lui ont passé les menottes, mais il n'avait pas l'air d'avoir envie de les descendre "un par un", finalement.
En montant dans la bagnole, il nous a tous regardés, et il a lancé d'une voix vachement solennelle:
- Messieurs-dames, le monde se divise en deux: ceux qui montent dans une voiture de police, et ceux qui mettent les téléphones sur écoute. Je vous gratte solennellement le cul avec une truelle, je m'en vais dire ma façon de penser à ce gros con de Spinoza et je vous emmerde bien profond. Mes respects.
Voilà.
Selon une étude récente, le pourcentage de SDF et de travailleurs précaires souffrant de pathologies psychiatriques a pratiquement doublé ces dernières années, soit que ces pathologies aient pré-existé et se révèlent plus facilement dans les situations de détresse, soit que la précarité extrême et les conditions d'existence aient elles-mêmes favorisé l'apparition de ces pathologies.
Bon.
Ben je confirme, hein.