Magazine Journal intime

Lettre à Patrick

Publié le 25 juin 2008 par Ali Devine


Mon petit Patrick,

 

Lors du conseil de classe des 4° G, tu as créé un moment particulièrement pénible. Tu étais là en qualité de délégué des autres élèves ; on ne peut d’ailleurs que s’interroger sur les motifs pour lesquels ils t’ont choisi, toi si bête, pour les représenter. Fallait-il qu’ils aient une triste image d’eux-mêmes ! Mais enfin le fait est que tu te trouvais là ; et ton indignité ressortait d’autant mieux que l’autre déléguée est, elle, une fille intelligente et bosseuse.

Tu nous as lu, au fur et à mesure que nous évoquions leur cas, les quelques lignes rédigées par tes camarades en défense d’eux-mêmes. Après nous avoir cassé les pieds pendant huit à dix mois, ils nous promettaient qu’ils se mettraient à travailler comme des brutes dès la rentrée de septembre à condition que nous les laissions passer. Et bien souvent, nous leur donnions satisfaction. Leur âge, ou notre peu de désir d’avoir à traîner ces boulets un an de plus, les envoyaient en troisième.

Cependant tu faisais partie des quatre élèves pour qui la présidente de séance avait décidé de demander un redoublement. Elle arguait que tu étais très immature et qu’on ne pouvait pas décemment passer l’éponge sur des notes culminant à 02,4/20 en français, 01,3/20 en mathématiques et 01,2/20 en histoire-géographie. Il est d’ailleurs assez simple de résumer ton année scolaire. Au premier trimestre, tu te foutais ouvertement de notre gueule, et tu étais dans tous les mauvais coups. C’est toi, par exemple, qui à la fin d’un cours a jeté sur mon tableau une demie-orange (j’étais la cible, mais tu ne vises pas bien). Ta mère a été convoquée dans le bureau de la CPE, et ton attitude alors a nettement changé. Tu t’es placé en retrait, tu es devenu passif –ou peut-être simplement plus discret. Depuis six mois, on ne peut plus te reprocher d’agressions ou d’insultes envers les enseignants. Mais pour autant, tu n’es pas devenu un élève modèle. On dirait que tu as juré, au moment même où tu as pris la résolution de te tenir plus calme, de t’isoler de nous en n’apprenant rien, rien de rien. Tu venais au collège sans cahiers, sans livres, parfois sans un simple stylo ; durant les cours, tu te tournais vers les autres élèves, ignorant absolument l’enseignant sur l’estrade, et tu attendais qu’il se passe quelque chose d’amusant. S’il ne se produisait rien, d’ailleurs, tu suscitais les évènements : tu savais exactement qui insulter, et à quel moment, et de quelle façon, pour obtenir de lui la réaction espérée et mettre un peu d’animation dans un cours où, qui sait, le professeur aurait peut-être réussi autrement à faire son métier.
Tu riais presque tout le temps ; et la vision de ta face sotte et hilare, à la fin, m’exaspérait à un point tel que je me demande comment j’ai réussi à ne jamais te frapper. Parfois je t’envoyais dans le couloir et c’était une façon de te protéger de ma détestation croissante ; mais tu ne le comprenais pas et, étranger à tout sentiment de honte, tu te manifestais, passant ton petit mufle d’imbécile par l’encoignure de la porte pour interpeller tes camarades. Ton rire est l’une des choses les plus malsaines qu’il m’est jamais été donné de voir et d’entendre. Il provient en effet de ton ignorance satisfaite, et de la joie que tu éprouves quand tu peux détruire quelque chose. Tu nous as empêché de faire cours, tu as ruiné les efforts de plusieurs de tes camarades qui auraient pu réussir si on les avait laissés travailler tranquillement, tu as craché dans la main inlassablement généreuse que te tendait le système scolaire. Et tout ce gâchis te fait jouir, il excite ton rire de ténèbres. Je sais aussi que tu es l’un de ceux qui se sont efforcés d’introduire à l’intérieur du collège la violence des bagarres entre cités de Staincy. C’était cela qui t’intéressait vraiment ; tu t’y trouvais, je crois, dans ton élément.
J’ai eu quatre-vingt dix élèves environ cette année, et avec beaucoup je me suis accroché durement ; mais pour presque tous j’éprouve sympathie ou indulgence. Mes disputes avec eux étaient suivies de trêves, je parvenais à leur parler, à les comprendre souvent. C’est seulement avec trois d’entre eux que le conflit est demeuré permanent et insoluble. Ces trois-là, je me hasarderai à les qualifier de mauvais -et tu fais évidemment partie du lot. Il me serait difficile de justifier l’usage d’un mot si dur, qui n’est que le reflet du sentiment mauvais que vous avez su me mettre au cœur. Une vive, durable et profonde haine. Un professeur idéal devrait récuser cet affect de toutes ses forces ; mais il y a longtemps que j’ai cessé d’être un professeur idéal : je ne suis qu’un homme, et je te hais.


Tu étais donc là, assis à la table du conseil de classe, et sans aucune gêne, tu défendais ton cas indéfendable, tu te justifiais et tentais de nous convaincre que tu n’avais pas été le sinistre emmerdeur que nous avions tous vu. A l’évidence, tu étais persuadé de subir une injustice, une basse vengeance. Tu nous abreuvais aussi de promesses, bien entendu : elles te coûtaient si peu ! Tu les aurais oubliées en franchissant le seuil de la pièce. Et nous, bêtas que nous étions, nous dépensions notre salive à te prouver le bien-fondé de notre décision, à t’expliquer qu’avec une ignorance aussi profonde tu aurais été incapable de suivre la première minute d’un cours de troisième. Personnellement, je me suis retenu d’intervenir ; je craignais de ternir mon image en me montrant grossier à ton égard. Mais j’aurais voulu dire : « Chers collègues, il est inutile de faire redoubler Patrick. Il a choisi la condition d’imbécile et rien ne laisse à penser qu’il révisera ce choix un jour. Le garder avec nous une année de plus, c’est lui offrir une chance dont il ne fera aucun usage. Poussons-le vers la sortie. Mais d’abord, écoutons-le couiner quelques instants. Savourons ses supplications. »

Tu t’obstinais à plaider, et il a fallu te faire taire ; à la fin du conseil, ton éternel sourire était revenu.

Je ne sais pas pourquoi tu es un être humain d’aussi médiocre qualité. Les gens de ta famille, quand je les ai rencontrés, m’ont paru plutôt humbles et gentils. Il est possible que, à cause précisément de cette gentillesse, ils n’aient pas su t’élever. On m’a dit qu’à la fin de chaque trimestre, pour te consoler des propos durs et humiliants des enseignants à ton égard, ils te font un cadeau. La dernière fois, c’était un maillot de football à 70 euros. –Je me refuse en tous cas à invoquer pour toi une quelconque excuse sociale. Je trouverais cela profondément insultant pour les très nombreux élèves qui, nés dans des familles aussi pauvres que la tienne, se comportent avec une tout autre dignité.

Les vacances arrivent à temps, et je vais m’efforcer de t’oublier autant que possible. Mais je sais que je ne pourrai pas me débarrasser entièrement de toi. J’espère ne pas t’avoir pour élève l’an prochain ; mais même si cette épreuve m’est épargnée, je te croiserai encore dans les couloirs, j’entendrai encore parler de toi, en salle des profs, de la bouche de collègues aux nerfs usés. Et à supposer même qu’un déménagement opportun ou le miracle d’un placement en pensionnat t’éloigne vraiment de nous, d’autres, semblables à toi, te remplaceront à coup sûr. Tu es mon compatriote, et il nous reste sauf évènement imprévu un demi-siècle à vivre dans le même pays. Cette perspective m’est profondément désagréable. Tu vas grandir et je te vois comme une menace pour moi-même, pour les miens et pour ce qui m’est cher ; je crois aussi que tu seras une source d’ennuis jamais asséchée pour tes camarades de classe, tes voisins et tes proches. Le temps ne mettra au mieux qu’un vernis de civilité sur ton caractère vicieux ; peut-être aussi la crainte d’être puni se développera-t-elle dans ton esprit. Mais il me paraît malheureusement assez probable que tu seras un délinquant ; je te crois capable, non seulement de délits, mais de crimes. Il peut paraître choquant, obscène, absurde de faire cette prédiction à propos d’un enfant de quatorze ans, qui n’est à l’heure actuelle qu’un cancre un peu agité. Je le sais et je passe outre. Tu es de ceux qui n’exprime jamais aucun repentir pour les fautes qu’ils commettent, et qu’ils ne reconnaissent d’ailleurs pas comme telles. Tu es, au sens le plus précis de ce terme, un innocent.

Tu es là. Tu es là.


Mon petit Patrick, va au diable.


Ali Devine


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