# 87/313 - Le Rocher des Fileuses

Publié le 12 avril 2017 par Les Alluvions.com

Pour bien comprendre les valeurs attachées au signe du Taureau, une des sources les plus éclairantes est la légende du Rocher des Fileuses, en face des ruines du château de Crozant, sur la rive opposée de la Creuse, légende qu'un certain abbé Rouzier rapporte ainsi en 1897 dans son « Histoire illustrée des châteaux de Crozant et des Places » :
" Lorsqu'aux jours ensoleillés du printemps, les bergerettes paissent leurs moutons sur la montagne verdoyante, une sorte de joyeux tournoi s'établissait entre elles, ajoutant cet innocent plaisir aux charmes de leurs jeux champêtres.
Au signal donné on voyait les intrépides jeunes filles, la quenouille au côté, le fuseau dans la main, debout toutes ensemble sur le faîte de la roche, qui s'élève à pic sur le torrent à l'heure où le soleil descend lentement sur l'horizon, et où la rivière miroitait, comme une immense lame d'argent diaprée d’efflorescences d'or et d'azur.
Quelle sera la main assez habile pour laisser glisser jusqu'au bas son fuseau et le ramener à elle enlacé de ses mille fils de lin ?
Quel pittoresque spectacle !
Dès que les divers fuseaux entraient dans l'eau, et en remontaient ruisselants de gouttelettes brillantes, il se faisait comme une traînée de diamants qui attiraient les regards.
Assis au haut de la vieille tour, le seigneur, entouré de sa noble épouse et des servants d’armes, les yeux fixés attentivement sur le groupe sémillant des fileuses, attendait avec émotion l’issue de cet intéressant tournoi.
La bergerette qui avait été assez heureuse pour triompher de cette périlleuse épreuve était acclamée par ses compagnes. qui la conduisaient bruyamment à la demeure seigneuriale où le vieux châtelain après avoir effleuré son front virginal d'un baiser paternel, lui plaçait sur la tête une couronne de fleurs et lui offrait la main de l'un de ses jeunes varlets (...)
A ce moment le barde chantait sur la harpe sonore, le triomphe de la douce héroïne du Fuseau.
Au loin des cris guerriers ont rompu le silence
Allons ! Preux chevaliers armez-vous de la lance !
Est-ce l’ennemi qui s’avance ?
Non, c'est la fleur d’amour,
Preux chevaliers, abaissez votre lance !
Saluez ! Saluez la reine de ce jour !
Chantez, chantez, l'hymne d'amour !
"

Alexandre Cabanel, La naissance de Vénus, 1863, Musée d'Orsay (Wikipedia)

Le style un peu chantourné de l'abbé ne peut masquer le fait que tout fait sens dans cette légende. Tout d'abord, elle se déroule au printemps, à une époque où la "montagne" est verdoyante : c’est précisément en Taureau, deuxième signe de printemps, que la nature connaît une explosion de vert. Les arbres longtemps dénudés recouvrent leur feuillage et les pâturages sont à nouveau en mesure d’accueillir le bétail. Cet hymne d'amour exprime parfaitement la domiciliation de Vénus dans le signe, Aphrodite grecque, « née de l'écume » (ex toû aphroû), dont ce fuseau iridescent surgi des flots de la Creuse porte encore le souvenir. Vaste symbole d’ailleurs que ce fuseau qui résume à lui seul le trajet initiatique de l'adepte.
Cette descente, cette plongée dans les eaux tumultueuses de la Creuse et l’étincelante remontée symbolisent en effet le parcours nécessaire du chevalier. Pour tous les héros de la mythologie, le passage par les Enfers est quasi obligatoire. Pour accéder à un niveau d’être supérieur, il importe de sortir victorieux de cette épreuve fondamentale. L'enfer est inferis, le lieu d'en bas, représenté par la Creuse, dont l'étymologie est la même que celle de Crozant (gaulois croso « creux »). L'ascension du fuseau figure alors le triomphe du héros sorti métamorphosé de sa confrontation avec les puissances infernales. Le fil fait le lien entre les différents niveaux cosmiques. Et les Fileuses ne sont pas sans faire penser aux Parques romaines et aux Moires grecques :
« Ces divines et infatigables filandières n'avaient pas seulement pour fonction de dérouler et de trancher le fil des destins. Elles présidaient aussi à la naissance des hommes. Enfin, elles étaient chargées de conduire à la lumière et de faire sortir du Tartare les héros qui avaient osé y pénétrer. C'est ainsi qu'elles servirent de guides à Bacchus, à Hercule, à Thésée, à Ulysse, à Orphée, etc. C'est à elles encore que Pluton confiait son épouse, lorsque, suivant l'ordre de Jupiter, elle retournait dans le ciel pour y passer six mois auprès de sa mère. » ( P. Commelin, Mythologie grecque et romaine, pp. 95-98.)
Le fil est suivi des yeux par le vieux seigneur et sa suite. Il importe en effet de ne jamais le perdre du regard, c'est la leçon du mythe du fil d'Ariane. C'est le lieu de se souvenir qu'à l'intérieur du palais crétois du roi Minos était enfermé le Minotaure, monstre à corps l'homme et tête de taureau à qui l'on sacrifiait, tous les neuf ans, sept jeunes gens et sept jeunes filles amenés d’Athènes en tribut. Le combat contre le Minotaure « ne peut être victorieux que grâce à des armes de lumière : d'après une légende ce n'est pas seulement avec sa pelote de fil qu' Ariane permit à Thésée de revenir des profondeurs du labyrinthe, où il avait assommé le Minotaure à coups de poings, c'est grâce à sa couronne lumineuse, dont elle éclaire les détours obscurs du palais. » (Dictionnaire des Symboles, p.635)
La couronne de fleurs dont le châtelain honore la bergerette pourrait bien être une réminiscence de cette légende.