# 101/313 - Lupins et république lupine

Publié le 28 avril 2017 par Les Alluvions.com
"Très généralement, le loup craint l'homme. Il y a moins d'une centaine d'années, bien souvent, les bergères du Bas-Berry, lorsque le loup saisissait un mouton, retenaient la victime par une patte et mettaient l'agresseur en fuite à coups de trique ou de sabots. Un pistolet chargé seulement à poudre remplissait encore mieux cet office (Rollinat)."
Robert Hainard, Mammifères sauvages d'Europe, Delachaux et Niestlé, 1987.
En cherchant les gravures de Maurice Sand pour illustrer l'article précédent, j'en ai retrouvé une qui s'inscrit dans le droit fil de mon propos des derniers jours.
"Les lupins (ou lubins) sont des animaux fantastiques qui, la nuit, se tiennent debout le long des murs et hurlent à la lune. Ils sont très peureux, et si quelqu’un vient à passer, ils s’enfuient en criant : Robert est mort, Robert est mort !" (Maurice Sand).
L'Anthologie du loup propose aussi un texte de George Sand que je connaissais pas du tout, Voyage d'un moineau de Paris, paru chez Hetzel en 1842. Il s'agit d'un apologue où un moineau est choisi par ses congénères pour visiter le monde afin de déterminer quel est le meilleur régime politique. Ses voyages le conduisent à découvrir le système oligarchique des fourmis, la monarchie des abeilles et, enfin, la république des loups. 

Le moineau de Paris, illustration de Grandville, "On émit la proposition, approuvée à l’unanimité, d’envoyer un Moineau franc, impartial, observateur et instruit, à la recherche du Droit-Animal, et chargé de comparer les divers gouvernements. On me nomma. Malgré nos habitudes sédentaires, je partis en qualité de procureur général des Moineaux de Paris : que ne fait-on pas pour sa patrie !"

Vérification faite, George Sand a juste prêté sa signature à ce conte, car le véritable auteur en est Honoré de Balzac. Il ne s'agit nullement d'une usurpation. Paru en livraison de 1840 à 1842, puis en livre illustré en deux volumes de 1841 à 1842 dans l’ouvrage collectif : Scènes de la vie privée et publique des animaux, le texte "fut attribué à George Sand par décision de l’auteur qui le qualifia de charmant apologue de George Sand dans une lettre qu’il adressa à Hetzel et qui fut publiée au Charivari pour le lancement du tome I1. Balzac trouvait que sa signature apparaissait trop souvent dans ce tome I : George Sand accepta la supercherie avec d’autant plus d’amusement que le texte donne un rôle important à un de ses grands amis (Lamennais), défenseur du prolétaire sous le nom de Grand Friquet."(Wikipedia)
George Sand ou pas, le conte ne manque pas de saveur et d'humour. Voici le début du chapitre III :

De la République Lupienne.


Ô Moineaux de Paris, Oiseaux du monde, Animaux du globe, et vous, sublimes carcasses antédiluviennes, l’admiration vous saisirait tous, si, comme moi, vous aviez été visiter la noble république lupienne, la seule où l’on dompte la Faim ! Voilà qui élève l’âme d’un Animal ! Quand j’arrivai dans les magnifiques steppes qui s’étendent de l’Ukraine à la Tartarie, il faisait déjà froid, et je compris que le bonheur donné par la liberté pouvait seul faire habiter un tel pays. J’aperçus un Loup en sentinelle.
 Ce système social égalitaire est une métaphore de la République française.
"Les Loups s’obéissent tout aussi durement à eux-même que les Abeilles obéissaient à leur reines, et les Fourmis à leurs lois. La liberté rend esclave du devoir, les Fourmis sont esclaves de leur mœurs, et les Abeilles de leur reine. Ma foi ! s’il faut être esclave de quelque chose, il vaut mieux n’obéir qu’à la raison publique, et je suis pour les Loups. Évidemment, Lycurgue avait étudié leurs mœurs, comme son nom l’indique. L’union fait la force, là est la grande charte des Loups, qui peuvent, seuls entre les Animaux, attaquer et dévorer les Hommes, les Lions, et qui règnent par leur admirable égalité. Maintenant, je comprends la Louve mère de Rome !"
Au retour, le moineau est empli de doutes sur les vertus de cette République lupienne qui ne survit que de rapines, et de la guerre menée aux autres animaux.
"— Les rudes vertus d’une république ainsi faites, me disais-je, ne subsistent donc que par la guerre ? Sera-ce le meilleur gouvernement possible, celui qui ne vivra qu’à la condition de lutter, de souffrir, d’immoler sans cesse et les autres et soi-même ? Entre mourir de faim en ne faisant aucune œuvre durable, ou mourir de faim en coopérant, comme le Moineau de Paris, à une histoire perpétuelle, à la trame continue d’une étoffe brodée de fleurs, de monuments et de rébus, quel Animal ne choisirait le tout au rien, le plein au vide, l’œuvre au néant ? Nous sommes tous ici-bas pour faire quelque chose ! je me rappelai les Polypes de la mer des Indes, qui, fragment de matière mobile, réunion de quelques monades sans cœur, sans idée, uniquement douées de mouvement, s’occupent à faire des îles sans savoir ce qu’ils font. Je tombai donc dans d’horribles doutes sur la nature des gouvernements. Je vis que beaucoup apprendre, c’est amasser des doutes. Enfin, je trouvai ces Loups socialistes décidément trop carnassiers pour les temps où nous vivons. Peut-être pourrait-on leur enseigner à manger du pain, mais il faudrait alors que les Hommes consentissent à leur en donner.
Je devisais ainsi à tire-d’aile, arrangeant l’avenir au vol d’Oiseau, comme s’il ne dépendait pas des Hommes d’abattre les forêts et d’inventer les fusils, car je faillis être atteint par une de ces machines inexplicables ! J’arrivai fatigué. Hélas ! la mansarde est vide : mon philosophe est en prison pour avoir entretenu les riches des misères du peuple. Pauvres riches, quels torts vous font vos défenseurs ! J’allai voir mon ami dans sa prison, il me reconnut.
— D’où viens-tu, cher petit compagnon ? s’écria-t-il. Si tu as vu beaucoup de pays, tu as dû voir beaucoup de souffrances qui ne cesseront que par la promulgation du code de la Fraternité."
Ce philosophe est bien Lamennais, l'ami de George Sand, qui dès 1830, plaidait pour la liberté de l'enseignement et la séparation de l'Église et de l'État et réclamait la liberté de conscience, de presse et de religion.

Paulin Jean-Baptiste GUERIN (1783 - 1855)