"Le cinéma de Kiesloswki est un cinéma de la rencontre. Bonne ou mauvaise, elle est celle que nous espérons ou redoutons. Elle dessine des chemins que nous appelons « hasard » ou « nécessité ». À nous qui sommes rêveurs d’un autre monde, elle promet d’autres horizons, éventuellement illusoires. Nous sommes parfois comme ces esprits qui « croient côtoyer un arrière-pays qu’à un carrefour nouveau – le hasard aidant cette fois, ou grâce à un signe, soudain compris – ils pourront peut-être rejoindre ». C’est aussi pour Kiesloswki une invitation à vivre pleinement dans notre monde, à l’habiter, à en saisir la lumière et à en écouter le bruit. Car l’appel de l’arrière-pays, comme le nomme Bonnefoy, est constamment contrebalancé par la résistance matérielle des choses, la consistance des corps, la présence charnelle de l’autre. Kiesloswki a sans nul doute des préoccupations métaphysiques, mais elles s’élaborent au travers d’une matière qu’il filme magnifiquement et à laquelle il accorde toujours une attention scrupuleuse."
Anne-Isabelle Roussel, En terre d’incertitude, Magphilo, Eté 2011, Sceren-CNDP.
C'est peut-être grâce au naufrage du ferry sur la Manche que Valentine (Irène Jacob) rencontrera Auguste, le jeune juge, double de Joseph, le juge retraité qui espionnait ses voisins (Jean-Louis Trintignant) : c'est en tout cas ce que laisse suggérer Kieslowski dans les derniers plans du film. De la catastrophe naîtra peut-être l'amour. Nous avons vu l'écho, dans l'article #70, de ce naufrage avec celui de Lord Royston, le jeune traducteur de Lycophron, sur la Baltique. Article qui s'achevait sur l'évocation de Königsberg (aujourd'hui Kaliningrad), ville qui avait aussi toute son importance dans le récit de Jean-Paul Kauffmann.Or, Königsberg est également partie prenante de l'histoire paranormale racontée par Otto dans Le Sacrifice.
La boucle est bouclée encore une fois.
Mais penchons-nous maintenant sur Otto, ce mystérieux facteur amateur d'étrange. Il intervient très tôt dans le film (à 6 :45), pendant le plan d'ouverture, rejoignant Alexandre (Jean-Louis Trintignant fut un temps pressenti pour le rôle) et son fils, appelé Petit Garçon, qui ne parle pas car il vient de subir une opération de la gorge. Premier indice : après avoir remis un télégramme à Alexandre, il lève la main et dit "Bonjour" à Petit Garçon. Bonjour en français. Alors qu'il est suédois, qu'il parle suédois, et que rien dans sa biographie de personnage ne le relie à la France.Ce premier plan, qui montre Alexandre, son fils et Otto en train de parler et marcher, dure neuf minutes et vingt-six secondes. C'est, semble-t-il, le plan le plus long de la filmographie de Tarkovski.La caméra suit en un travelling très lent Alexandre qui marche et Otto sur son vélo qui fait des boucles (toujours des boucles) autour de l'ancien comédien. La discussion prend rapidement un tour métaphysique. Otto affirmant par exemple que nous attendons tous quelque chose, que lui-même s'est toujours senti comme sur un quai de gare, avec le sentiment que ce qui se passait n'était pas la vraie vie.
La caméra reste à distance : les trois personnages sont dans le tiers médian de l'image, entre terre et ciel, dans ce paysage dénudé, avec cette seule maison au bord de la Baltique. Puis ils vont se rapprocher alors qu'Otto évoque le nain de Zarathoustra. Il finit par poser son vélo et poursuit sa conversation nietzschéenne en abordant la question de l’Éternel Retour (qu'il qualifie néanmoins d'idiotie). Encore une boucle, cette histoire d’Éternel Retour, soit dit en passant.Tout ceci est très sérieux, mais observez maintenant ce qui se passe au même moment du côté de Petit Garçon, sans les sous-titres.
C'est un gag ! Un gag chez Tarkovski ! Mais il n'est pas de son fait, il est clairement emprunté. Et vous l'avez sans peut-être deviné, c'est chez Tati qu'il l'a trouvé. Le Tati du facteur François de Sainte-Sévère, le Tati de Jour de fête. Avez-vous entendu le "Au revoir" d'Otto à la fin de la séquence ? Si non, réécoutez. Toute la séquence est presque contenue entre le Bonjour et l'Au revoir adressés à Petit Garçon, acteur muet mais actif, qui avec son lasso, fait une blague au facteur qui, beau joueur, ne s'en offusque pas, et singe même François en colère.
Cet extrait est issu de L'école des facteurs, un court métrage de 13 minutes, tourné en 1947, et qui préfigure le film Jour de fête. Ce gag du vélo attaché (ici c'est François qui a enchaîné son vélo mais qui, au sortir du bistrot, ne s'en rappelle plus) sera repris comme bien d'autres dans Jour de fête. Jour de fête, qui est littéralement présent dans Le Sacrifice, comme en témoigne ce photogramme :
Comprenez bien que Tarkovski ne plagie pas, il cite. Ce clin d’œil au cinéaste français (mais d'origine russe) montre bien cette dimension humoristique que l'on est si loin de percevoir chez Tarkovski que nulle part, dans tout ce que j'ai pu lire jusqu'à présent sur ce film, je n'ai vu mention de Tati.