LÀ OÙ EST LA LIMITE, LÀ EST LE SECRET
R oselyne Sibille n'écrit pas pour passer le temps, ni, ce faisant, pour parler du temps qui passe. À le croire, nous serions nés de la dernière pluie, et il se trouve que la poète attend autre chose de nous. Lisières des saisons, certes, s'organise en cinq moments : les saisons s'égrènent pour former la boucle d'une année, tandis que se succèdent les différents âges de la vie. Chaque époque rassemble expériences sensibles et affectives au cours desquelles se tisse diversement la relation à la nature (très présente dans le recueil) et aux autres. Bien sûr, l'indicible clarté le dispute à l'insondable secret. Roselyne Sibille, on s'en doute, ne s'en tient pas à ces topoï. Force est de le constater en la lisant : tout est neuf sous le soleil.
Chaque saison s'ouvre par un singulier répertoire - comme une page volée dans le carnet d'un botaniste en herbe, d'un entomologiste amateur ou d'un ornithologue du dimanche, ainsi l'indiquent les appellations vernaculaires : noms de papillons, de plantes et fleurs sauvages, d'oiseaux, de plantes vivaces encore, et d'arbres ; règne animal et règne végétal alternent, tandis que s'instaure, en simultané, une partition entre la terre et le ciel, entre ce qui pousse dans le sol et ce qui évolue dans les hauteurs - jusqu'aux arbres qui, eux, font les deux à la fois. Tout ensemble évocations, convocations et invocations, ces suites donnent leur couleur aux saisons abordées, définissent une pâte sonore autant qu'elles établissent une protection tutélaire. La nature est là, c'est un fait, riche et offerte, nommée, consignée, listée, et les énumérations, à elles seules, forment un poème. Inutile, donc, parce que forcément redondante, la poésie des petites fleurs et des petits oiseaux. À défaut de célébrer la nature pour elle-même, peut-on du moins s'enchanter de ce qu'elle nous dit de nous ? Apparemment, cette approche intéressée n'est guère satisfaisante ; les effets réfléchissants, les échos et expressions d'un moi qui se cherche tournent court : " pas de nom dans le miroir ", écrit Roselyne Sibille, qui se voit prise dans le " tourbillon ébloui d'un chant que je ne comprends pas ". Que faire, que dire, qu'écrire, dans ce cas ?
Pour répondre à ces questions, le recueil chemine depuis un " on ne sait pas encore dire " jusqu'à un " nous goûterons peut-être/ce qui n'a pas à se dire ". De l'un à l'autre, des poèmes se sont écrits - les urgences et les nécessités se sont déplacées, l'impossible à dire est devenu possible à vivre. Quand certains envisagent les contradictions sur le mode du dépassement (résolution toute verticale propre à la dialectique), Roselyne Sibille les envisage sur le mode de la conjonction et de la coïncidence, de la contagion et de la conversion. Le monde est un et pluriel, toute chose est elle-même et son contraire, tout peut se transmuer en son autre.
À preuve encore les répertoires établis par Roselyne Sibille qui, à n'en pas douter, constituent la clé de voûte (et aussi la clé d'or) du recueil. Certains noms vernaculaires établissent des passerelles entre les différents règnes ; les végétaux recèlent des animaux, ou inversement : à lire " pied d'alouette ", " corne-de-bœuf " ou encore " citron ", que se figure-t-on ? Les lexiques se chevauchent, les catégories se brouillent, les images et les représentations s'entremêlent. Les univers se croisent, nous plaçant au cœur de contaminations actives. Ce n'est pas parce que le mot est dit/écrit/lu qu'on en a fini avec lui, ni avec la réalité qu'il désigne. Le mot est au bord - à l'interface de plusieurs réalités, de plusieurs dimensions. Il se situe aux confins, aux frontières : telle est l'une des raisons pour lesquelles Roselyne Sibille choisit d'explorer les lisières, et, connexes des lisières, quantité de zones interstitielles, failles, fissures, creux, écarts, cassures, fêlures, déchirures : " Qui saura le secret fissuré/qui se craquelle dans les rocailles ". Là où est la limite, là est le secret. Et il n'est qu'à traverser plutôt qu'à nous contenter de passer : puisque notre séjour sur cette terre est temporaire, travaillons à sans cesse nous y transformer, comme la nature, en ses mouvements saisonniers, nous l'apprend. Faute de pouvoir comprendre, au moins pouvons-nous connaître et savourer :
" Dans le silence du printemps
les fleurs accueillent
paisibles
la neige ".
Florence Saint-Roch
D.R. Texte Florence Saint-Roch
pourTerres de femmes