En manque de sens

Publié le 29 mai 2017 par Jlk


Chroniques de la Desirade (2)


Où la chronique devient un genre majeur, à la fois quête de sens et de style. Et comment faire pièce au double matraquage de la Fatwa Valley et de la Silicon Valley...


Dans son introduction au choix de chroniques (un peu moins de 200 sur les 2000 qu'il a rédigées dans l'urgence en vingt ans) de Mes indépendances, Kamel Daoud évoque la pratique de ce genre devenu très populaire en Algérie, dans les sanglantes années 90, en insistant sur l'aspect vital de cette frénétique quête de sens quotidienne (il lui arrivait de composer jusqu’à cinq chroniques par jour sous divers pseudos) et d'échapper à la jactance précipitée par un style personnel.


C'est essentiellement celui-ci, dès les années 60 (j'avais entre 14 et 16 ans), qui m'a attaché aux chroniques de deux maîtres du genre, dans le Canard enchaîné, aux noms de Morvan Lebesque et de Jérôme Gauthier, le premier figurant l'anar humaniste et le second le pacifiste à tout crin.
Mai 68, pour le meilleur et parfois le pire, aura marqué le pic saillant d'une prise de parole libératrice dont les innombrables publications répondaient à une nécessité du moment, peut-être moins vitale qu'en Algérie dans les années de la guerre civile mais non moins réelle. Mais quoi de durable dans ce magma ? Quelle pensée, quelle parole pour tenir l'épreuve du temps et rester vivace aujourd’hui ? Kamel Daoud se pose la question en relisant ses chroniques souvent limitées à l'actualité et à son public algérien, et la réponse d’un style - bien au-delà des belles tournures et de la rhétorique plus ou moins ronflante - se distingue décidément de la profusion des opinions, avec le sceau du sens.


Or qu'est-ce au juste qu'un style ? C'est une pensée et une voix sans pareilles, une façon de parler unique découlant d'une expérience personnelle, mais dans laquelle peuvent se reconnaître d'innombrables “prochains”. Le style de Kamel Daoud m'en impose peut-être moins que celui de Pascal, Bossuet ou Céline, mais ce nivellement par le haut, si j'ose dire, me dit bien moins que ce que le chroniqueur algérien, ce frère humain qui aurait l'âge d'être mon fils, me dit de sa quête de sens, dans l'ici mondialisé et le maintenant de tous, sous le ciel du Dieu muet de Pascal et dans le non-sens et le néant de tous les simulacres.


Donner du sens à sa vie ne relève pas du politique ou de la religion, pour autant que les religieux et le pouvoir politique ne m'imposent pas leur sens unique. Or ce que nous rappellent les chroniques d'un Kamel Daoud, comme “en creux “, c'est que la dépendance à de multiples visages.
Dans sa chronique intitulée L'Arabie saoudite, un Daesh qui a réussi, parue en novembre 2016 dans le New York Times, Daoud décrit l'industrie de persuasion émanant de ce qu'il appelle la Fatwa Valley : “Il faut vivre dans le monde musulman pour comprendre l'immense pouvoir de transformation des chaînes de TV religieuses sur la société par le biais de ses maillons faibles: les ménages, les femmes, les milieux ruraux. La culture islamiste est aujourd'hui généralisée dans beaucoup de pays - Algérie, Maroc, Tunisie, Lybie, Egypte, Mali, Mauritanie. On y retrouve des milliers de journaux et des chaînes de télévision islamistes (comme Echourouk et Iqra), ainsi que des clergés qui imposent leur vision unique du monde, de la tradition et des vêtements à la fois dans l'espace public, sur les textes de lois et sur les rites d'une société qu'ils considèrent comme contaminée”.


Or qu'avons-nous à opposer au sens unique proposé par la propagande théologico-politique de la Fatwa Valley ? Je me le demandais récemment, en Californie, en assistant au matraquage publicitaires des chaînes de télé américaines. Je me suis demandé aussi comment résister à la persuasion clandestine véhiculée par les big data de la Silicon Valley et consorts, aux vérités falsifiées des médias et de leur contempteur présidentiel plus menteur qu'eux, et je me suis répondu une fois de plus que la base de mes indépendances à moi, depuis que jeune garçon je lisais le Canard enchaîné, et ensuite de livres en rencontres, à l'école de la vie et des erreurs, au contact quotidien d'hommes et de femmes plus ou moins sensés - , la seule perception du manque de sens me poussait à en donner un à ce que je vis au jour le jour et que je partage avec celles et ceux, y compris le bougnoule Daoud (pour le dire à la façon des Trump, Le Pen et autres prophètes souverainistes du Grand Remplacement) qui sont du voyage.


A San Diego, nous sommes allés voir, avec le conjoint légitime de notre fille aînée, le film intitulé Le Cercle, tiré du roman éponyme de Dave Eggers, constituant une fable contre-utopique cinglante opposée aux visées sectaires “transhumanistes” de la Silicon Valley. Dans les grandes largeurs du roman faisant pièce à l’idéologie islamiste opposée de la Fatwa Valley, Boualem Sansal a répondu à sa façon dans son magistral 2084.

Autant dire que, du temps bref de la chronique au roman de plus longue durée, la quête de sens est plus que jamais notre affaire.


Kamel Daoud. Mes indépendances. Chroniques 2000-2016. Préface de Sid Ahmed Semiane. Actes Sud, 463p.


Morvan Lebesque, Chroniques du canard, Pauvert, 1960. Reprises (en partie) dans la collection Libertés.


Boualem Sansal. 2084. Gallimard, 2015.