Ma grand-Mère Madeleine que l’on appelait “Mamita” est décédée en 1999 à 5 jours de son quatre-vingt seizième anniversaire.
Il y quelques années, je lui avais demandé de raconter ses souvenirs, ce qu’elle a fait selon moi avec talent.
N’oubliez pas d’écouter vos proches, faites les parler, faites les écrire, ils ont tous leur vie à raconter…
“C’est au rez-de-chaussée du 19 de la rue Théophile Gautier que j’ai passé, jusqu’à l’âge de 21 ans, neuf mois de chaque année, d’octobre à juillet. Mais les trois mois d’été, nous les passions à Ault-Onival où mon père, à ma naissance avait fait construire une jolie villa « La Villa Madeleine » qui dominait tout le pays et d’où l’on avait une vue merveilleuse sur la mer; à gauche jusqu’à Cayeux et à droite sur le début des falaises qui, à partir de là, longent toute la côte picarde et normande jusqu’à Dieppe.
J’adorais partir en vacances à Onival où l’on me voit photographiée à l’âge de 3 ans, avec ma mère, dans le pré herbeux qui était à côté de la maison. Et puis, à Onival, il y avait ma grand-mère Victoire, la mère de ma mère, la seule aïeule qui me restait. Comme je l’aimais cette grand-mère ! Depuis toute petite, c’est elle qui me gardait dans le sous-sol de la villa, où l’on avait installé une pièce pour mes jouets; nous allions aussi nous promener dans les champs, et surtout à la plage; parfois nous emmenions les draps lavés et allions les faire sécher sur les galets ! au soleil. Ainsi nos draps, disait ma mère, avaient une très bonne odeur. Mais le plus merveilleux quand je fus plus grande, 8 ou 10 ans ma grand-mère m’emmenait à la pêche dans les rochers entre Ault et Onival. Nous y allions surtout aux grandes marées, 108-110, quand la mer se retirait très loin et découvrait ~le bois pourri », les restes du vieux port, car Onival, au Moyen Âge, avait son port. Nous levions avec précaution les plus gros des rochers et s’en échappaient des crabes et parfois, ô joie, un tourteau. Et ma grand-mère m’apprenait le sexe des crabes, les femelles surtout si elles étaient rosées, étaient meilleures que les mâles souvent verts !! Dans un autre panier, nous mettions les moules: il fallait respecter les petites, ne pas les cueillir, les laisser grandir; et puis des bigorneaux. Et nous remontions à la Villa pour remettre à ma mère notre cueillette et j’aimais entendre les pauvres crabes remuer désespérément dans 1’eau qui allait bouillir pour nous préparer un succulent repas… Sans cœur que j’étais !
En 1915, j’allais en avril faire ma première communion et je voulais absolument que ma grand-mère vienne. Hélas ! Elle est morte en décembre 14, d’un refroidissement et son souvenir ne m’a jamais quittée. J’ai toujours continué, seule hélas! la pêche aux crabes y ajoutant celle aux crevettes, ma soeur restant dans les jupes de sa maman et ne s’intéressant pas du tout à la mer.
A part ces trois mois merveilleux de vacances d’été que ma mère exigeait pour notre santé – les vacances en ce temps-là ne commençaient qu’au 14 juillet- je suis allée pendant 12 années rue d’Auteuil, « chez Mlles Bouré”, quatre sœurs célibataires, très grandes, qui avaient fondé cette école un peu snob, pour la bourgeoisie de ce quartier du XVIe. Il y avait quatre classes et dès la « petite classe », on commençait à apprendre l’anglais, ce qui était très chic pour l’époque. J’y suis entrée à 4 ans 1/2 et je me suis tout de suite passionnée pour cette langue que j’ai travaillée jusqu’à mon mariage, c’est a dire 18 années; j’ai décroché à ce moment-là un des 4 certificats de licence d’anglais. Mais j’anticipe. Je suis entrée chez Mlle Bouré et là, pendant dix ou onze ans bien sagement, j’ai fait le trajet 19, nue Théophile Gautier au 16 de la rue d’Auteuil, quatre fois par jour avec une avidité d’apprendre tout ce que l’on m’enseignait et… d’être première de ma classe !! Et dire que j’avais une sœur qui n’aimait pas les études et qui ne pensait qu’à dessiner et peindre. Elle avait hérité des dons du grand-père qui n’avaient fait que frôler notre père.
J’ai passé brillamment « mon certificat d’études » et mon brevet simple et j’en étais très fière. A ce moment-là, les jeunes filles étaient très peu nombreuses dans les études secondaires et Mlles Bouré préparaient au « brevet supérieur » où le français, l’orthographe, les compositions françaises, étaient étudiées à fond. Cela m’est resté !! puisqu’à 84 ans je peux encore écrire ce livre et sans faute d’orthographe.
Mais mon père, suivait avec intérêt l’évolution des vocations chez les femmes. Et quand il fut question pour moi d’entrer dans la classe du brevet supérieur, il me proposa de quitter mes chères demoiselles Bouré et d’entrer dans un Lycée pour décrocher le bachot ! J’adorais tout ce qui était inhabituel, en pointe du progrès et j’acceptai sa proposition avec enthousiasme. C’est à 1′ École Normale Catholique qu’en deux ans (la seconde et la première) je préparai mon bachot. La culture en géographie et surtout 1’histoire était infiniment supérieure à celle du brevet supérieur et je me rappelle, avec émerveillement des deux livres: l’Histoire Grecque et l’Histoire Romaine. Avec mes études approfondies du français, de l’analyse logique et grammaticale, je fus capable de rattraper le niveau de mes camarades pour le latin. Il est vrai que j’avais eu un mois de leçons particulières avec un camarade de lycée de mon père qui était professeur de latin et qui continua à me soutenir toute l’année.
Ce fut une époque merveilleuse de ma vie. Ces études qui me passionnaient, les grands bals, Polytechnique, Centrale, les après-midi dansantes chez mes amies ou à la maison, le théâtre où j’allais chaque fois que j’en avais 1’occasion, le tennis auquel je jouais au moins une fois par semaine sans oublier les livres que je dévorais: Loti, Bernanos, Bourget, Daudet.
Mon oncle et parrain, comme je l’appelais, s’était installé rue de Rennes n° 104, dans un appartement très grand mais sombre, que je n’ai jamais oublié. Tous les mois, chacun leur tour, les deux frères se réunissaient pour un grand dîner avec leurs enfants et quelques amis proches, les Mitzakis par exemple: (Mme était mon professeur de piano, et me donnait des leçons supplémentaires d’anglais, car elle avait un pur accent d’Oxford). Et j’aimais profondément mes deux cousins: Jacques et Claude, l’un l’érudit, le « Centralien », qui ne s’est jamais marié, et 1’autre, mon petit cousin, mon frère, décédé hélas il y a six mois…( en 1995)
Voilà toute ma vie de jeunesse, très gâtée, très intéressante. Ma mère m’appelait « le Notaire », quand elle me voyait assise à mon bureau, entourée de tous mes livres et des dictionnaires, préparant une composition française! anglaise ou espagnole !
J’oublie un sport que je pratiquais tous les jours, par tous les temps, à Onival: la nage. Je l’ai apprise toute seule, refusant les leçons du professeur qui voulait commencer en me faisant mettre la tête sous l’eau ! Je n’ai jamais accepté de la mettre, même plus tard, ce en quoi, je le reconnais, j’ai eu absolument tort. Je nageais comme un petit chien, mais aimais aller en profondeur et ne pas reprendre pied pendant au moins une heure ! J’en étais très fière !
Mon enfance a été très marquée par les débuts du cinéma, cinéma muet bien entendu. Je suis allée aussi avec mon père au Châtetet voir « le Tour du Monde en 80 jours » et “Michel Strogoff ». Comme c’était bouleversant quand les ennemis lui brûlaient les yeux avec un sabre chauffé à blanc ! Mais comme ses yeux étaient pleins de larmes, ses yeux bien sûr ne furent pas brûlés ! Les places de théâtre valaient (les plus chères) 20 F pour être bien placé! Ma mère restait sans doute à la maison pour garder ma soeur, car le dimanche nous n’avions pas la bonne. C’était son seul jour de sortie… et de repos.
De temps à autre, mon père emmenait le soir ma mère au théâtre. Elle mettait ses belles robes, ses bijoux et nous l’admirions. Comme la vie était facile avant la guerre de 14!