A ller vers soi... Écrire non sur soi mais " dans l'angle d'inclinaison de son existence " disait Paul Celan : roman familial, solitude, vieillissement et donc aussi choses du monde extérieur et intérieur (ce pêle-mêle d'émotions, de souvenirs, de sensations...).
Aller vers soi... à partir de ses souvenirs. On sent bien dans ce livre de Jeanne Bastide combien ils semblent antérieurs à l'écriture et en même temps combien ils sont suscités et enrichis par elle. Celle qui écrit est bien celle qui sent et vit : sujet entre Je et Moi(s). Ce sujet-là est bien sujet au sens de l'ancien mot latin sub-jectum, ce qui est jeté dessous et qu'il s'agit de porter au jour depuis la nuit où il se tient - sens dessous dessus ! - jeté sous celui qui a des opinions et émet des jugements sur ceci ou cela : Dieu ou la vieillesse, le visible et l'invisible, les apparences - Ah ! cette maison de retraite ! toutes choses d'hier et d'aujourd'hui que l'on rencontre de ci, de là dans ce livre.
C'est qu'en effet, il s'agit de cela et il ne s'agit pas de cela. Ici, l'écriture tente de réveiller celle qui sent et vit. Elle appelle à l'extérieur l'intime qui n'existe qu'à être ainsi tiré hors du magma de la vie sensorielle. Cette main qui écrit est pauvre car elle tourne autour et essaie de saisir ce qui ne peut que lui échapper surtout quand par touches elle lui met la main dessus. Caresses d'une main qui ne se sait pas forcément heureuse alors qu'elle l'est car il y a bonheur à a être cette main tâtonnante dans l'obscur, toujours déportée car toujours portée à d'impossibles saisies en impossibles saisies au-devant d'elle-même.
L'écriture tremblée de Jeanne Bastide, faite de syncopes, de retours, de reprises, ces souvenirs en avant... tente non de reconstituer des souvenirs mais invente des lieux, des moments, des choses pour qu'apparaisse ici ce qui n'existe pas ailleurs. Et ce sont les belles pages sur l'arbre, le cri, la main, le magasin, l'enfant qui court, la vigne, la balançoire, l'ombre...
Ce livre est un mixte de mémoire et d'oubli où dans la main qui écrit, c'est la mémoire qui travaille avec l'oubli pour faire advenir une présence à partir d'un égarement premier : " je ne comprends pas. Je ressens " ou " ça se passe hors de ma compréhension dans la sphère où je n'accède pas " écrit Jeanne Bastide, et c'est cela qui émeut, c'est qu'on ne se contente pas de convertir en mots, de traduire un vécu mais qu'on tente de faire parler de ce qui est senti. Il s'agit moins ici de rapporter des histoires, de revisiter le passé, mais plutôt de fouiller sous les histoires et d'aller jusqu'à ces terres d'oubli où il en va de ce que Joël Clerget nomme " notre voix de mains " qui puise à même cette intimité dont l'écriture n'arrache jamais que quelques lueurs. C'est cela qui " déborde " et fait le jour dans ce livre de Jeanne Bastide, cela qui l'éclaire. Oui, la nuit parfois éclaire !
Si la poésie est " prose en action " et non " en récit " comme le disait Boris Pasternak, alors La nuit déborde est poésie car jamais le texte ne se referme sur lui-même comme il en va quand c'est d'un langage tout fait dont on se sert. Au contraire, ici il se creuse, bifurque, se risque, avance - on le voit frayer son chemin, pousser portes, ouvrir fenêtres comme autant de pas vers plus de clarté, plus de réel, ce débord. C'est par là qu'il nous laisse ce sentiment d'un plus de vie, sentiment paradoxal si on le rapporte aux apparences : vieillesse, solitude, enfermement... mais qui s'explique par cette intensité du senti rendu ici, sa chaleur débordant ce que les mots peuvent avoir de froid pour retendre ces fils où notre cœur s'assure de lui-même.
Débordant, la nuit laisse ses alluvions. Riches terres pour les semailles de demain !
Alain Freixe
D.R. Texte Alain Freixe
pourTerres de femmes