# 154/313 - Dead man et Bambi

Publié le 29 juin 2017 par Les Alluvions.com
A nouveau l'attracteur étrange s'est saisi du cinéma : après les fresques et miniatures médiévales, revoici les images fixées sur pellicule. Quoi de commun entre ces deux mondes ? Certainement beaucoup plus qu'on ne croit : le médiéviste William Blanc a bien montré dans son étude sur Le roi Arthur, un mythe contemporain (Libertalia, 2016) comment le mythe de la Table ronde s'est diffusé à travers toute la culture populaire américaine, du cinéma à la bande dessinée, de la musique aux jeux de rôles et jeux vidéo. Chez Andreï Tarkovski, la peinture n'est pas qu'une simple référence, elle prend littéralement place dans l'intrigue ; qu'on se souvienne des icônes d'Andreï Roublev,  des gravures de Dürer dans L'enfance d'Ivan ou de La Vierge à l'enfant de Léonard dans Le Sacrifice. Quant à Jim Jarmusch, le critique Philippe Azoury, concepteur cette année d'une exposition dédiée au cinéaste aux Galeries royales de Bruxelles, peut écrire, au sujet de Dead man (1995) : « Le paysage américain est ici rendu à la peinture. C’est à dire au sang, à l’innocence massacrée. Peindre chez Jarmusch, grand filmeur, c’est d’abord confondre la caméra et le pinceau, rejoindre en toute innocence l’histoire des images, toutes les images (…) Mais peindre chez Jarmusch, ça va très vite dire autre chose ; prendre un peu de sang, prendre un peu de rouge, le passer sur le visage, se nettoyer avec la tâche de l’Histoire, et laver cette honte en osant changer de peau. »
L'article où je puise cette référence s'ouvre sur une photo du film qui pourrait prendre place dans cette galerie des photos du sommeil que j'ai commencé de constituer dans le billet précédent.

Le faon semble dormir alors qu'il est rigidifié par la mort, Bambi qui n'a pas survécu, innocence bafouée.
Et, parlant de Bambi, je songe à ces notes prises fin décembre 2017, dans le livre d'Olivia Rosenthal, Toutes les femmes sont des aliens, (Verticales, 2016). Elles évoquaient l'année 1967, qui était au cœur du projet Heptalmanach, et devaient à l'origine constituer la chronique n°18... Et puis les nombreuses bifurcations imprévues m'en éloignèrent considérablement. Je saisis donc l'occasion aux cheveux, et vous les livre sans autre forme de procès :
"En y repensant, je comprends mieux aujourd'hui l'absence complète des hommes dans Bambi, menace permanente mais menace invisible, je comprends qu'en 1942 Walt Disney ne savait plus comment représenter les hommes, sous quel costume, avec quel uniforme, alors qu'en 1967 il a trouvé un nouvel ennemi en la personne encore inoffensive de l'homme sauvage, de l'homme nu, il désigne cet ennemi, celui qui fera la révolution sexuelle avec ses compagnons hippies et il l'anéantira in extremis en le faisant convoler en justes noces avec une coquette. Il fait de Mowgli le représentant de la famille, de l'héritage et du bonheur conjugal en même temps qu'il le transforme en futur chasseur, en futur tueur de la mère de Bambi. Comme quoi les morts de la Seconde Guerre mondiale pèsent, non seulement sur les forêts tempérées, mais aussi sur les jungles lointaines." (pp. 148-149)
Plus tôt, Olivia Rosenthal avait aussi écrit :
"La révolution que Bambi n'avait pas eu le temps d'accomplir est en train de se produire. On est en 1967. Ça se rapproche. Bientôt on pourra changer quotidiennement de partenaires sexuels, refuser d'avoir des enfants ou en avoir avec plusieurs pères, on pourra porter les cheveux longs si on est un garçon, on aura le droit d'avorter de Mowgli et de tirer un trait sur les dessins animés de Walt Disney - il meurt, vaincu par la bande-son et la force subversive de son œuvre pendant la réalisation du film. Mowgli est né juste avant la révolution sexuelle, tant pis pour lui." (p. 122)
Le Livre de la jungle est en effet sorti aux États-Unis le 18 octobre 1967, dix mois après la mort de Walt Disney. Il succédait à Merlin l'Enchanteur (nous y revoilà), sorti en 1963, qui avait été un relatif échec public. Comme le monde est d'une cohérence merveilleuse, il se trouve que William Blanc a donné une brève et passionnante analyse de ce film dans un article de l'excellent magazine en ligne Histoire § Images médiévales. 
On y apprend par exemple qu'il est l'adaptation du premier tome de la tétralogie de T. H. White (L’épée dans la pierre, 1938) dont le studio Disney avait acheté les droits dès 1939. Le projet avait été sorti des cartons à la suite du succès de la comédie musicale Camelot en 1960. Les chevaliers y sont ridiculisés, tandis que Merlin apparaît comme un scientifique venu du futur en lutte contre ce qu’il appelle « les idées moyenâgeuses », représentées par un parchemin sur laquelle figure un monde plat.

Image que William Blanc commente ainsi : "Merlin l’enchanteur (1963). Une vision caricaturale de la représentation médiévale du monde. Les lettrés médiévaux en Occident (sans même parler des astronomes arabes ou chinois) étaient parfaitement conscients de la rotondité du globe terrestre. On notera que le bateau tentant d’aller vers l’Ouest, donc vers le Nouveau Monde et les découvertes, tombe dans la gueule d’un dragon. Le Moyen Âge est ainsi assimilé ici à un temps où le progrès est impossible."