C’est une belle histoire que de lire, qui nous fait recevoir le monde et le partager.
On peut y voir une fuite et tout l’opposé : la découverte de ce qu’on est ici et maintenant, comme les mots de Vol à voile, de Blaise Cendrars, à l’adolescence, m’ont révélé que le voyage est d’abord l’appel à la partance d’une simple phrase. Je lisais : « le thé des caravanes existe », et le monde existait, et j’existais dans le monde. Ou je lisais : « Il y a dans l’intérieur de la Chine quelques dizaines de gros marchands, des espèces de princes nomades », et déjà j’étais parti sur ce tapis volant qu’est le livre, déjà je me trouvais dans cet état chantant que signale à mes yeux cette espèce d’aura que font les êtres quand ils diffusent, et les livres qui sont des êtres.
Je fuyais, évidemment que je fuyais, je fuyais le cercle trop étroit de mon petit quartier de nains de jardin : un jour, j’avais commencé de lire, trouvé parmi les livres de la maison de l’employé modèle que figurait mon père, ce gros bouquin broché dépenaillé paru chez Marguerat et dont le titre, La Toile et le roc, me semblait ne vouloir rien dire et m’attirait de ce fait même, et pour la première fois, à seize ans et des poussières, je m’étais trouvé comme électrisé par la prose de ce Thomas Wolfe dont j’ignorais tout, le temps de rebondir à la vitesse des mots dans les câbles sous-marins destination New York où grouillaient le vrai monde et la vraie vie, et peu après ce fut dans la foulée de Moravagine que je m’en fus en Russie révolutionnaire.
Chaque mot définissait la chose, et la jugeait à la fois. De cela non plus on n’est guère conscient durant les années et les siècles que durent nos enfances, ni de ce que signifie le fait de déchiffrer un mot pour la première fois, puis de l’écrire. Plus tard seulement viendrait la conscience et la griserie plus ou moins vaine de tous les pouvoirs investis par le mot, mais la magie des mots relève de notre nuit des temps comme, tant d’années après, je le découvrirais dans l’insondable Kotik Letaiev d’Andréi Biély.
« Les traces des mots sont pour moi des souvenirs », nous souffle-t-il en scrutant le labyrinthe vertigineux de sa mémoire. Avant de signifier les mots étaient rumeurs de rumeurs et sensations de sensations affleurant cette mémoire d’avant la mémoire, mais comment ne pas constater l’insuffisance aussi des mots à la lecture du monde ?
Bien avant Cendrars déjà je savais que l’esprit du conte est une magie et plus encore : une façon d’accommoder le monde. Seul sur l’île déserte d’un carré de peau de mouton jeté sur l’océan du gazon familial, j’ai fait vers dix ans cette même expérience du jeune Samuel Belet de Ramuz, amené aux livres par un Monsieur Loup et qui raconte non sans candeur à propos du Robinson suisse : « Je me passionnai surtout pour quand le boa mange l’âne. »
Ce chemin d’humanité serpente entre ces pages aussi, du pas tantôt hésitant et tantôt plus décidé d’un incorrigible irrégulier jamais à l’aise sous aucune discipline d’aucune école, n’ayant à produire que le Doctorat de l’Université buissonnière des littératures. Le seul fait d’entendre, par manière d’accueil à la Faculté des lettres de Lausanne, et de la voix grise du Mandarin de l’époque à longue figure blafarde de calviniste, qu’en ces lieux ne se pratiquerait jamais l’amour de la chose littéraire mais la seule Analyse Scientifique des Structures, suffit à me renvoyer aux sous-bois et aux rivages de mon industrieuse paresse, momentanément flattée aussi par l’esprit frondeur de Mai 1968. Les aphorismes obscurs et sensuels de René Char, autant que les proses transgressives de Jean Genet, les essais libertaires de Marcuse et la haute éthique érudite non alignée de Walter Benjamin me tinrent alors lieu d’enseignement vif, tandis que je m’adonnais à outrance à l’exercice plus stérile de la lecture dite par l’aisselle. Porter sous son bras tel ou tel volume vert sale des Œuvres complètes de Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, serrer de la même façon Das Kapital de Marx en v.o. ou les dernières livraisons de la revue L’Homme et la société, transbahuter ainsi, de librairies en bars, sans les ouvrir mais en absorbant leur substance comme par osmose, ces sommes théoriques fut quelque temps ma façon révolutionnaire de lire, jusqu’au jour où, las de feindre et retrouvant, en d’autres lieux, le plaisir partagé d’explorer les travées de bibliothèques, je flambai tout à coup à la découverte du psalmiste libérateur que devait figurer à mes yeux Charles-Albert Cingria, dont les mots et les phrases me semblaient peints à la feuille d’or sur fond de parchemin ceint d’azur : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini. » En ma vieille vingtaine qui me pesait tant aux épaules, les yeux cernés par le chagrin du monde et la délectation morose, lire Cingria m’a rendu la fraîcheur.
« Il nous faut relire plus que lire », affirmait ce druide des bibliothèques que fut John Cowper Powys, et c’est dans le faisceau de regards croisés de tous mes âges et de tous les âges du lecteur que je voudrais situer Les Passions partagées, dans ce même mouvement de ressaisie qui fait noter à Samuel Belet, le personnage de Ramuz, au moment de se raconter, que « ce qui n’a pas assez été vécu est revécu », et le passé ressuscite dans un nouveau présent « car tout est confondu, la distance en allée et le temps supprimé. Il n’y a plus ni mort ni vie. Il n’y a plus que cette grande image du monde dans quoi tout est contenu ».
Ce texte constitue un extrait de l’ouverture du livre intitulé Les passions partagées, Lectures du monde 1973-1992, paru en 2004.
LES PASSIONS PARTAGÉES
Lectures du monde (1973-1992)
2004. 440 pages.
Un chemin de lecture
Ce livre est un magnifique chemin de lectures et de rencontres. Je le mets en parallèle avec L’Ambassade du papillon, des carnets tenus entre 1993 et 1999, paru en 2000. Ici, il s’agit plutôt du journal d’un lecteur professionnel et passionné. Il couvre une période particulièrement intéressante de l’histoire de la littérature en Suisse romande, puisque les chroniques commencent en 1973, peu de temps après la création de l’Âge d’Homme, dont Jean-Louis Kuffer était alors un des auteurs et collaborateurs. Jean-Louis Kuffer évoque les grandes traductions des auteurs des pays de l’Est, comme ces Migrations de Milos Tsernianski, qui ont opéré un tel choc. Il parle aussi de ses voyages, de ses rencontres avec des auteurs. J’ai beaucoup apprécié les portraits: Pierre Jean Jouve, Gustave Roud. Il y a des anecdotes amusantes sur Michel Tournier. Bref, c’est un ouvrage généreux qui communique une soif de lectures et donne des envies. Et l’hommage à la mère décédée, placé en fin de volume, est très beau et émouvant, avec cette citation de Tsernianski en exergue: «Les migrations existent. La mort n’existe pas!».
SYLVIANE FRIEDRICH, Le Temps
Le chant du monde
Incontestablement, c’est l’événement littéraire de ce début d’année riche, pourtant, en parutions intéressantes. Par sa taille, d’abord, qui en impose d’emblée. Mais aussi par son propos, ample et intime, par son ton généreux, par son ambition, enfin, d’interroger la littérature dans ce qu’elle a d’irréductible et de secret, ambition parfaitement maîtrisée. Avec Les Passions partagées, Jean-Louis Kuffer confirme – si besoin en était – qu’il est l’un des lecteurs les plus attentifs et les plus perspicaces de ce pays. À lire toute affaire cessante.
Certains seront tout d’abord effrayés par ce livre fleuve (près de 440 pages) qui tient à la fois du roman de formation, du journal intime, des carnets où chacun consigne ses réflexions, et du traité de littérature. Ils auraient tort, pourtant, de ne pas se laisser entraîner par une écriture à la fois limpide et fluviale, qui plus d’une fois retrouve les grâces du chant, et évite constamment les préciosités stylistiques, comme les facilités de tout genre.
Qu’on ne s’y trompe pas pourtant: Les Passions partagées se lisent comme un récit épique et passionnant dans lequel l’auteur à la fois nous guide à travers les méandres de ses pérégrinations, et se cherche lui-même en découvrant le monde. Car Jean-Louis Kuffer réussit le prodige, dans ce livre fleuve qui est une somme de vie, de dire à la fois le monde et le miracle de son expression. Dès les premières pages – magnifique éloge de la lecture qu’il faudrait donner à lire à tous les collégiens ou gymnasiens de ce pays – le monde s’offre comme une découverte et une jubilation, une énigme et une interrogation. Mais comment dire ce monde en perpétuels mouvement et mutation? Comment percer son mystère? Kuffer pose d’emblée la question et y répond aussitôt: en retrouvant, par la magie de l’écriture, cet état chantant où le monde se donne à dire (et à voir) dans sa transparence originelle. C’est à propos de Georges Haldas que Kuffer définit ainsi son travail : «L’écriture, donc la vie: l’écriture sous ses deux aspects diurne et nocturne, qui transcende la durée en cristallisant dans l’instant (poésie) ou en reproduisant, au fil des courants subconscients, le cheminement de la mémoire dans le temps (chronique).»
JEAN-MICHEL OLIVIER, Scènes Magazine.