Jean-Baptiste Harang, La chambre de la Stella, Grasset, 2005, p. 159"Notre père était tout, nous l'admirions pour de mauvaises raisons, parce qu'il savait par coeur des vers de Maurice Rollinat, au petit faon délici-eux, d'Albert Samain, "Au flanc du vase", au prétexte que l'un des deux était né natif de Fresselines à deux lieues de la ferme où il vint au monde, d'une fill et mère à la fois, l'espoir ne luit pas toujours comme un brin de paille dans l'étable. On l'avait couché là dans sa crèche, sa mangeoire à bœufs crottés, comme un enfant Judas, fils de fille de ferme, trop blond, trop bleu, trop rouge. Nous l'admirions parce que notre mère l'admirait. Parce qu'il était beau. Parce qu'il construisait des avions, parce qu'il fauchait son champ au dard et suait dans des chemises de lin, parce qu'il buvait dans un verre fin et polissait entre ses doigts un rond de serviette en ivoire. Nous n'avons pas su l'aimer, ou l'admirer parce qu'il était malheureux et ne s'en vantait pas. Nous n'avons pas su, personne, le consoler."
J'ai longtemps acheté Libération le jeudi pour son cahier Livres. Un des critiques littéraires que je préférais était Jean-Baptiste Harang. Or, en 2005, il commet lui-même le roman dont j'ai mis un extrait en exergue. Ce n'était d'ailleurs pas son premier, il en avait publié quatre depuis 1993, mais celui-ci eut une fortune particulière puisqu'il reçut le prix du Livre Inter. Il avait aussi ceci de singulier qu'il se déroulait en Creuse, à Dun-le-Palestel, à une vingtaine de kilomètres d'Aigurande. Pourtant, je ne me le procurais pas à l'époque, je me demande encore pourquoi.
Samedi 8 juillet dernier, toujours à Aigurande, ma belle-sœur Isabelle organisa chez elle une brocante. S'était joint à elle notre ami Jean-Luc, qui vendait, entre autres choses, les nombreux livres de sa mère récemment décédée. C'est dans un des cartons que je découvris La chambre de la Stella. Une curiosité ancienne jamais rassasiée trouvait enfin à s'assouvir.
Ce roman autobiographique prend pour cadre la maison de Dun que le père de Jean-Baptiste Harang avait acheté pour ses parents. Sa découverte pièce après pièce, au fil de souvenirs que l'auteur sait approximatifs mais néglige sciemment de recouper, lui permet de retracer le secret mal gardé d'une ascendance : ce père taiseux né d'une fille mère au bourg voisin de Sagnat changea de nom lorsqu'il fut reconnu à dix ans par le mari de sa mère. De Raymond Quisserne il devint Roger Harang.
L'enquête, si l'on peut parler d'une enquête, est rêveuse et Harang ne joue pas sur le suspense : l'intérêt du livre tient plus à son style, à son art d'évoquer sans fausse nostalgie le climat d'une petite ville, ses figures fugitives, l'ambiance ombreuse d'un escalier ou d'un grenier, la lourde errance d'un enfant de neuf ans à la recherche de sa pension dans les rues nocturnes de La Souterraine, le lit de la grand-mère qu'il rejoignait parfois la nuit, tout en redoutant qu'elle "retroussât trop haut sa combinaison" de soie rose en dentelles."
"Le parfum de la mort loge là, entre les cuisses d'une grand-mère acariâtre. Elle est morte à l'automne 1968, elle avait presque cent ans. Mon père avait acheté une Fiat 1500 longue, avec lui et mon frère aîné nous vînmes depuis Paris l'enterrer au cimetière de Sagnat. Pour la première fois mon père se laissa conduire. Pendant le trajet nous n'avons parlé de rien qui pût attiser le chagrin. Du passage à niveau à la sortie d'Aigurande, s'il serait ouvert ou fermé, des risques de verglas au pont de la Petite Creuse, c'est un peu tôt dans la saison, de faire le plein chez Poulteau, de n'aller pas trop vite, on a bien le temps. On ne sait pas trop quoi dire à un orphelin de soixante-six ans, inconsolable." (p. 158)Avec retenue et parfois même humour, Harang déroule l'exact opposé d'une fresque familiale, mais il y a certainement plus de vérité dans ce bref roman que dans bien des sagas grandiloquentes. Je signalerai pour finir une dernière curiosité : le lendemain de cette brocante aigurandaise, je reçus un message par le formulaire de contact du site des Tasons (où je continue de publier ma fiction 1967). Il émanait de quelqu'un qui avait appris ce même week-end le décès de Michel Van Grevelinge et était tombé sur le blog en cherchant des informations (j'avais écrit un article en hommage à Michel le 16 octobre 2016). Or, cette personne m'écrivait précisément de Dun-le-Palestel.
Il se trouve aussi que La chambre de la Stella commence par l'évocation d'un épisode dramatique où le père de l'auteur a dû dépendre son voisin qui s'était suicidé avenue de la Grande Armée où ils habitaient à Paris.
"Un jour mon père a dépendu un homme qui ne lui était rien, mon père n'a connu que des hommes qui n'étaient pas son père, on lui en trouva un, de père, lorsqu'il avait dix ou douze ans, on changea son nom, et même son prénom pour le défaire de son passé, il s'appelait Raymond Quisserne et devint tout à trac Roger Harang, il nous a donné ce nom d'emprunt sans nous dire jamais qu'il n'était pas le sien. Un soir, il a couché sur un lit fait le cadavre d'un homme, un voisin qu'il venait de dépendre, il n'était pas son père, il le portait contre lui comme un noyé évanoui. Je ne veux pas que cette histoire ou l'on décroche des pendus figure où que ce soit. Elle reste malgré moi, elle visite chaque page de ce que je vais dire maintenant." (p. 21)Michel Van Grevelinge lui aussi s'était suicidé. Venu de Paris, il avait choisi de vivre dans une petite maison entre Lourdoueix Saint-Michel et Fresselines. On ne saura sans doute jamais vraiment ce qui le conduisit à ce geste fatal.
"Les concessions, c’est pour le cimetière."
Michel Van Grevelinge, Torticolis, n°4.