La vie est trop courte pour l'employer à lire des romans (ou regarder des séries télé, ce qui revient au même)
Tout au plus s'autorisera-t-on à lire "Don Quichotte", à propos duquel de plus éminents critiques que moi s'accordent à dire qu'il est "le roman des romans" ; et notamment parce que le Quichotte de Cervantès, tout en divertissant comme un roman, nous en fait visiter les coulisses et démystifie cette grande religion hyper-puissante (si vous n'avez pas observé des ados lisant "Harry Potter" ou quelque BD japonaise fabriquée à la hâte, vous n'avez pas idée de ce qu'est une grande secte hyper-puissante).
Le roman des romans est une caricature de roman.
Le "hic", c'est que le Quichotte fait 800 pages au bas mot. Il faut donc s'organiser pour en lire quelques pages chaque soir, en famille autour du feu - il fera l'année. Quel psychanalyste me démentira si je dis que c'est un excellent stimulant pour la cervelle des enfants que de devoir se représenter (mentalement) tous les paysages décrits par Cervantès, qui servent de décors aux aventures de son héros, aussi cocasse qu'il est crétin (pour avoir lu trop de romans incitant à l'héroïsme et à "accomplir ses rêves", suivant la formule religieuse consacrée) ?
Si vous n'avez ni famille ni cheminée, vous pouvez lire la version abrégée par Rob Davis et publiée par les eds. Warum en deux tomes séparés, cela ne vous prendra qu'une paire d'heures ; nous avions déjà dit dans "Zébra" à propos du premier tome que Rob Davis a su préserver et souligner le côté caricatural ou satirique de l'oeuvre.
Rob Davis s'est efforcé de choisir les épisodes les plus significatifs, comme celui (tome II) où Don Quichotte et son écuyer Sancho Pança sont les victimes d'un duc et d'une duchesse malicieux, décidés à s'amuser aux dépends de ces deux idéalistes fanatiques par le moyen de plaisanteries cruelles. Qui manipule-t-on plus facilement, en effet, que les personnes idéalistes ? (l'idéal abstrait de Don Quichotte est représenté par une femme, Dulcinée, comme Homère a choisi Hélène pour incarner le mobile de la guerre ; l'idéal plus vulgaire de Sancho Pança est représenté par une île et la promesse d'en devenir proprio).
Cervantès pouvait-il se douter que, quatre siècles plus tard, son ouvrage satirique dirigé contre ce fléau social que représente la lecture, serait toujours d'actualité ? Et plus que jamais puisque le fléau, circonscrit du temps de Cervantès aux jeunes gens de bonnes familles aristocratiques, a fait tache d'huile. La manie de rêver a, peu à peu, infiltré les couches populaires, autrefois préservées par leur bon sens et leur pragmatisme.
Et combien de héros modernes ne sont-ils pas "donquichottesques", c'est-à-dire à la fois fascinants par le courage et l'obstination qu'ils mettent dans leurs entreprises, et méprisables parce qu'ils ne font, somme toute, que courir après un fantasme vaniteux ?
Don Quichotte - Suite et fin (tome II) par Cervantès et Rob Davis, éds Warum, 2016.