Pierre Gascar, Les sources, Gallimard, 1975 (quatrième de couverture)
Dimanche 16 juillet, sur l'immense place du Champ de Foire, à Cluis, avait lieu la traditionnelle brocante. J'y ai souvent trouvé quelques perles littéraires rares ou méconnues, aussi je fus fidèle au rendez-vous. Je ne le regrettai pas : le butin ne fut pas impressionnant, mais de qualité. Parmi les quatre volumes (acquis pour quatre euros cinquante, c'est dire si cette quête n'est pas une question d'argent et ne vise pas l'excellence bibliophilique), il y avait L'Ange gardien*, un récit autobiographique de Pierre Gascar, publié en 1987. Pierre Gascar, pseudonyme de Pierre Fournier, est un écrivain aujourd'hui pratiquement tombé dans l'oubli, après avoir pourtant eu le Prix Goncourt en 1953 avec Les bêtes suivi de Le temps des morts et de nombreux autres prix littéraires. Oubli dont il pourrait bien ressortir quelque jour car son œuvre témoigne d'une vraie sensibilité écologique, qui n'était guère d'actualité à l'époque où il écrivit. A l'heure où le Nouveau Roman accaparait toute l'attention et entretenait les polémiques du microcosme littéraire, il se penchait plus volontiers sur le monde naturel, les animaux et les plantes.
Robin Plackert l'évoque à plusieurs reprises, notamment dans un article de 2008 sur une promenade à Angles-sur-l'Anglin. Qu'on me permette cette citation un peu longue, mais qui montre bien l'intérêt de l'écrivain :
"Notre promenade s'est achevée sur la petite place centrale où les terrasses invitaient au plaisir du houblon. Nectar bien apprécié, d'autant plus que l'instant d'avant, chez le bouquiniste au coin de la rue d'Enfer, j'avais déniché Les Sources, de Pierre Gascar. J'en avais cité un extrait - évoquant le tonneau - l'an dernier à travers un livre des plus succulents de Jean-Claude Pirotte, Expédition nocturne autour de ma cave (Stock, 2006), mais j'étais bien éloigné de le rechercher. Ce fut donc une bonne surprise de tomber sur ce livre, à un prix d'ailleurs tout à fait modique si je prends pour référence la valeur des occasions trouvées plus tard sur le net (l'ouvrage paru en 1975 n'a pas été réédité et n'a semble-t-il pas été publié en poche).
Le soir-même, délaissant les lectures en cours, je plongeai dans ses pages et fus happé dès le premier chapitre par la force du style et la profondeur de la pensée de Pierre Gascar. Une petite source qui suintait dans la cave de sa maison jurassienne lui inspire une réflexion sur la nécessité de préserver l'originel. Puis il évoque sa jeunesse aquitaine, le torchis des murs de sa maison d'alors et l'argile dont l'emploi était répandu dans cette région de pierre médiocre, rêveries de matières dont il trouve écho de manière assez surprenante dans l’œuvre de Bernard Palissy - et il me souvint alors avoir lu en 1992 une biographie** du même Pierre Gascar sur le génial céramiste, biographie parue en 1980, donc cinq ans après Les Sources.
"Nous y voyions un corps complexe et dépassions même en cela, notre céramiste, qui écrit " y a en la terre argileuse deux humeurs, l'une évaporative et accidentale, et l'autre fixe et radicale". Nous pensions, par exemple, que certaines argiles, celles qui étaient veinées notamment, pouvaient être des poisons. Les réactions des diverses argiles à la cuisson (quelques-unes éclatent bruyamment, à feu vif), réactions connues de tous, dans cette région où les tuileries étaient assez nombreuses et où certains paysans s'amusaient à la poterie, car chaque ferme possédait un four pour la préparation des pruneaux, principale ressource locale, renforçaient le mystère de cette matière qui représentait pourtant le plus brut de notre vie. Il en allait comme avec l'eau, qui, malgré son apparente simplicité, se diversifiait à l'extrême, ouvrait des profondeurs insoupçonnables dans le ruisseau ou ailleurs, même à son plus haut point de transparence. Le mur de torchis, pourtant si sourd, la cruche, pourtant si mate, étaient, aussi peu que ce fût, les produits de l'alchimie du sol."(pp.40-41)
Évidemment cette apparition de la cruche ne pouvait que me ravir, et ce qui suivait prolongeait ce plaisir : "Dans la cruche grossièrement vernissée, à moitié pleine d'eau, posée sur la pierre d'évier, dans la pénombre, le jour mettait une lune. Mais le silence, l'impression de retenue, de contention, qui se dégageait du récipient de terre cuite était en partie démentie par sa rotondité, son renflement généreux, et la fraîcheur de l'eau semblait déborder du col de la cruche, en couler lentement , sous la forme de l'émail vert qui s'était figé en festons inégaux sur ses flancs. (...) Il faut être né dans la pauvreté paysanne, le monde du bois cru, de la pierre pas taillée, de l'épaisse terre cuite, pour apprécier le pouvoir transfigurateur de l'émail, donner tout son prix au jeu des transparences et, d'une façon générale, à tous les procédés - j'allais dire : à tous les mensonges - de l'art. Arrêter l'eau sur les objets qu'elle recouvre fugitivement, habiller ce qu'elle contenait l'instant d'avant la cruche vide, enfermer la truite, la grenouille, l'anguille, l'écrevisse dans l'éclat qu'elle montre, juste au moment où on la tire de l'eau, c'était, chez Palissy, gloire locale dont on parlait beaucoup aux petits écoliers que nous étions, une entreprise dont, au milieu de nos pesants étés, je voyais bien qu'elle était le modèle de celles qui permettaient de retrouver, au-delà des apparences quotidiennes, la vivacité du réel."(pp 42-43)
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* Le livre est en partie disponible sur Gallica à cette adresse : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4805475c/f3.planchecontact. Il est oublié dans la notice de Wikipedia.
** Les secrets de maître Bernard - Bernard Palissy et son temps, Gallimard, Paris, 1980.