Juste avant de consacrer à Sebald les trois dernières chroniques, je traçais un parallèle entre les deux écrivains français Harang et Gascar. Des deux lascars, c'est le second qui, au fur et à mesure où je relisais le premier récit des Émigrants, me semblait de plus en plus proche du Dr Henry Selwyn. Au-delà des différences évidentes de nationalité, d'ethnie et de profession, plusieurs détails me frappèrent, me donnant à penser que ces deux personnes, sans s'être jamais connues, étaient porteuses d'une même vision du monde, induite par des parcours de vie moins dissemblables qu'ils ne le furent en apparence.
J'ai déjà dit que Selwyn avait été boursier, grâce à sa belle institutrice, qui l'inscrivit " à l'examen d'entrée de la Merchant Taylor's School, car apparemment c'était déjà pour elle chose entendue que j'obtiendrais l'une des rares bourses attribuées chaque année aux élèves ne disposant que de faibles ressources."Pierre Gascar fut de même boursier, à cette époque d'avant-guerre où c'était encore chose rare :
"Il n'y avait pas d'autre boursier dans ma classe, s'il s'en trouvait peut-être dans l'ensemble de l'effectif du collège. Il était entendu, parmi la plupart des enseignants, que les boursiers devaient bien travailler, et même un peu mieux que les autres, puisque l'Etat assurait en grande partie leur entretien. [...] Je montrais peu de dispositions en mathématiques ; l'arithmétique de l'école primaire, que j'avais aisément dominée, ne s'y apparentait nullement. Vite découragé, je ne faisais guère d'efforts dans cette matière et le professeur, un homme acariâtre, m'avait menacé en classe de me faire retirer ma bourse si je ne manifestais pas plus de bonne volonté. Je m'étais mis à pleurer, non sous l'effet de la menace, mais sous l'effet de l'injustice qu'elle constituait. Quelques-uns de mes camarades travaillaient aussi mal que moi ; on ne leur disait pas qu'on allait les mettre à la porte : eux, ils payaient. En vérité, seul le sentiment de ne pas être semblable aux autres, de me trouver plus exposé, plus vulnérable, me faisait me sentir proche de mes camarades indochinois. Pour le reste, ils avaient des parents aisés, de gros commerçants saïgonnais. Ah, si j'avais pu, moi, n'être victime que de la couleur de ma peau !" (Gascar, p. 168)
"Je ne sais si j'y cherchais de quoi combler le vide que je ressentais dans mon existence ou si l'intérêt que je trouvais dans sa nouveauté était étranger au besoin de réparer mes pertes et si ne s'opérait pas là plus une substitution qu'une compensation ; en un mot, la nature était peut-être venue prendre la place de mes procréateurs, me faisant naître ainsi une seconde fois."(Gascar, p.45-46)
Pour Gascar, la quête affective, faute d'être satisfaite, " laisse place à une disponibilité à l'égard de tous les éléments du monde qui se pressent autour de lui pour combler le vide, et qu'il n'aurait pu aussi bien accueillir si sa sensibilité avait été requise en grande partie par des rapports humains. En un mot, conclut-il, ma solitude morale m'ouvrait le monde et, en quelque sorte, me libérait." (Gascar, p.105)
Le même mouvement vers le monde naturel s'observe chez Henry Selwyn, même si c'est plus tardivement (mais après tout, nous ne savons rien de son rapport à la nature dans son enfance et son âge mûr ; son amitié et ses excursions avec le botaniste et entomologiste Edward Ellis est même plutôt l'indice d'un intérêt ancien) : "En 1960, quand je dus abandonner mon cabinet et mes clients, je rompis les derniers liens avec ce que j'appelle le monde réel. Depuis les plantes et les animaux sont presque mes seuls interlocuteurs." [C'est moi qui souligne]
Son unique compagnon de captivité fut un cheval, un jouet qu'il s'amuse à faire rouler. Cheval est aussi le seul mot qu'il sait dire, que son geôlier lui fait répéter sans relâche pour une raison que nous ne connaîtrons pas. Et bien sûr je ne peux pas ne pas penser aux chevaux blancs de Selwyn, sauvés de l'équarrissage.
Olivier Bitoun : "Kaspar naît au monde sans rien en connaître, sans même pouvoir nommer ce qu'il voit. Il découvre un réel pur, vierge de toute trace humaine. Au fur et à mesure qu'il va apprendre à parler, l'univers autour de lui semble se rétrécir et il ne retrouve plus l'extase des premiers instants. La langue tourne autour de considérations purement humaines, considérations dont Kaspar ne fait que peu cas. La découverte du langage est pour lui une joie, mais c'est aussi une malédiction dont peu à peu il prend conscience. Mais, arrivé aussi tardivement au monde des hommes, Kaspar garde en lui une étincelle de cette pureté originelle, un joyau qui n'appartient qu'à lui et que, malgré ses efforts, la bonne société ne pourra lui arracher. La diction si particulière de Bruno S., qui semble parler l'allemand comme une langue étrangère, fait office de barrière : il semble dire à cet entourage qui veut à tout prix le normer qu'il sera toujours Kaspar. Un illuminé, un sot, un fou... qu'importe : il restera Kaspar et gardera ancré en lui cette vision extatique du réel." [ C'est moi qui souligne]
"Ce n'est pas le vieux thème du paradis perdu ; il n'y avait pas eu de paradis, d'enchantements dans mon enfance, et si, plus haut, j'ai employé le mot rêve, c'est en regrettant l'idée d'évasion dans une aimable irréalité qui s'y trouve généralement attachée. Je savais obscurément qu'il y avait un langage du monde et que je l'avais parfois perçu. Le reste, bien qu'indispensable, sans doute, me semblait ne pas pouvoir suffire. Ce regret, que je ne m'avouais pas, ce sentiment confus de laisser, en grandissant, l'essentiel derrière moi expliquait ma "vocation littéraire". En écrivant, j'essayais de me rattraper, d'intégrer à ma vie présente un peu du don de perception que je possédais ou croyais avoir possédé dans mon enfance. Mais je mesurais mal l'incompatibilité de ces deux façons d'aborder le réel. Je ne me doutais pas que ce serait là un des tourments de mon existence." (Gascar, p. 160, c'est moi qui souligne)