Il se trouve qu'hier soir j'ai terminé L'étrange défaite de Marc Bloch. Ce témoignage passionnant, écrit par le grand historien du Moyen Age entre juillet et septembre 1940, dans sa maison de campagne de Fougères, en Creuse, j'en connaissais depuis longtemps l'existence mais je n'avais pas encore eu la curiosité de le lire. Il a fallu, je pense, la lecture très récente aussi du formidable Journal (1939-1945) de l'avocat Maurice Garçon, pour franchir le pas : je souhaitais mieux comprendre les raisons de la débâcle de 40 et, comme l'affirme Stanley Hoffmann dans la préface du livre, ce que l'auteur a appelé modestement ce"procès-verbal de l'an 40", "reste l'analyse la plus pénétrante et la plus juste des causes de la défaite."
Je parle de Marc Bloch parce que lui aussi prit tous les risques. A presque soixante ans, il s'engagea dans la Résistance, et contribua grandement à l'organiser. Arrêté et torturé par la Gestapo, il est fusillé à Trévoux le 16 juin 1944.
Je parle de Marc Bloch parce que lui aussi, à la première page de ses Carnets tenus dès octobre 1940, déposa des citations en manière d'épigraphe, où la vie si chèrement aimée ne s'en adosse pas moins à la mort :
"Je ne hais point la vie et j'en aime l'image
Mais sans attachement qui sente l'esclavage."
Polyeucte, V, II
"L'un des points de ma morale est d'aimer la vie sans craindre la mort."
Descartes, Lettre à Mersenne du 9 janvier 1639
"Pour vivre, il faut savoir dire : Mourons."
Lamennais, lettre au marquis de Coriolis, 19 décembre 1828
A quoi il faut ajouter, dit-il, cette phrase de Lamennais, qui aujourd'hui (juin 1943) rend un son si actuel : "Mon enfant, il manque toujours quelque chose à la belle vie qui ne finit pas sur le champ de bataille, sur l'échafaud ou en prison" (citée par Duine, p. 317, comme adressée à Henri Heine)."