"Je ne crois pas avoir été autant de connivence avec les peintres chinois des Song et des Yuan que dans les musées de Florence et de Venise. Eux croyaient aux vertus de la vacuité dans laquelle circulent des souffles organiques. Ils y croyaient viscéralement parce que leur vision cosmologique le leur disait. Ne répétait-elle pas à longueur de siècles, cette cosmologie - et ici résonnait à mon oreille tout ce que m'avait enseigné le maître -, que la Création provient du Souffle primordial, lequel dérive du Vide originel ? Ce Souffle primordial se divisant à son tour en souffles vitaux yin et yang et en bien d'autres a rendu possible la naissance du Multiple. Ainsi reliés, l'Un et le Multiple sont d'un seul tenant. Tirant conséquence de cette conception, les peintres visaient non pas à imiter les infinies variations du monde créé mais à prendre part aux gestes même de la Création. Ils s'ingéniaient à introduire, entre le yin et le yang, entre les Cinq Éléments, entre les Dix Mille entités vivantes, le Vide médian, seul garant de la bonne marche des souffles organiques, lesquels deviennent esprit lorsqu'ils atteignent la résonance rythmique. Pas étonnant que pour bon nombre de Chinois, un chef d’œuvre pictural qui unit la beauté ténue d'une feuille de bambou au vol sans fin de la grue, bien plus qu'un objet de délectation, est le seul lieu de vraie vie." (p. 232-233)
Cette dernière phrase me renvoie à un très stimulant passage des Diplomates, l'essai de Baptiste Morizot que j'ai évoqué ici en avril :
"Par diplomatie des relations, on entend une diplomatie adossée à une ontologie et une éthique des relations : c'est-à-dire à une conception du monde suivant laquelle nous sommes un tissu de relations avec la communauté biotique, et où viser le bien des uns implique le viser le bien de la relation elle-même. C'est une diplomatie de la conciliation et de la réconciliation.Malgré cette convergence, qui laisse donc à penser que la pensée cosmologique chinoise s'inscrit plutôt dans la diplomatie des relations, Baptiste Morizot n'a pas un mot pour elle : l'essentiel de ses sources intellectuelles est d'origine française ou anglo-saxonne. De même Emanuele Coccia ne va guère chercher ses références du côté de l'Asie, à l'exception du japonais Watsuji Tetsurô, cité une fois dans le chapitre sur Le souffle du monde (mais il n'est jamais question de cette pensée chinoise du souffle évoquée par Cheng). Malgré les travaux des philosophes et sinologues François Jullien et Jean-François Billeter, ainsi que du géographe Augustin Berque, il semble donc que le chemin est encore long pour une véritable rencontre entre la philosophie occidentale la plus active et une pensée orientale pluri-millénaire mais encore bien vivante.
Elle s'oppose à une diplomatie des termes, adossée à une ontologie et une éthique substantialistes des termes, suivant lesquels ce qui existe, c'est avant tout des choses séparées, des humains et des loups, des sauvages et des civilisés, des êtres de droit et des êtres de matière ; et qu'il faut viser le bien de l'ensemble auquel on appartient (son espèce, son pays, sa classe sociale) avant le bien des relations, considérées comme secondaires." (p. 253)