Le véritable titre donné par Daniel Defoe : "Histoire générale des plus fameux pyrates" dit mieux que le titre donné à la nouvelle édition (et traduction) récente l'intention de l'auteur d'édifier ses lecteurs par un ouvrage sérieux : "Je ne doute point que l'on ne soit curieux d'apprendre l'origine et les progrès de ces hommes désespérés, qui ont été la terreur de tous les négociants du monde."
"Robinson Crusoé", grâce à qui tout le monde connaît Daniel Defoe, est aussi largement inspiré de faits réels et n'a pas pour seul but de divertir.
A travers le récit de l'existence mouvementée de quelques fameux pirates (et piratesses !), D. Defoe veut donner de la piraterie une idée générale en faisant la part de la légende ; il suggère même quelques idées pour endiguer le fléau. On a du mal à se représenter aujourd'hui la menace que les pirates firent planer sur l'entreprise coloniale et le commerce international.
Le Breton Michel Le Bris (fondateur du Festival "Etonnants voyageurs" à St-Malo) s'est fendu d'une longue préface dithyrambique ; il clame que les récits sont authentiques, ce qui n'est pas une évidence étant donné que Daniel Defoe a écrit quelques récits de voyage présentés comme "authentiques", alors qu'ils ne l'étaient pas (mais bien documentés). Selon M. Le Bris, des travaux historiques récents corroborent les récits de Defoe. De fait, si Defoe décrit une organisation criminelle mieux organisée qu'on ne pourrait penser, il semble sincèrement vouloir dissiper les légendes et y mettre une vérité documentaire à la place.
Certains épisodes paraissent parfois "trop beau pour être vrais", telles ces deux femmes pirates, entraînées depuis l'enfance à porter des vêtements masculins, dont les destins finissent par se croiser à bord d'un bateau pirate où elles font carrière clandestinement : l'une tombe amoureuse de l'autre, qui pour repousser ses avances doit se dévoiler, et la romance tombe à l'eau. Cela dit il y eut quelques (rares) cas de femmes enrôlées comme des hommes dans l'armée et qui parvinrent à tromper leurs compagnons d'arme assez longtemps. Et ne dit-on pas que la réalité dépasse la fiction ?
La suite du propos de Michel Le Bris est moins convaincante ; elle s'articule en deux temps. Celui-ci nous dit d'abord que l'on peut déceler dans la piraterie un embryon d'utopie sociale, de contre-société, évoquant même à l'occasion le souvenir de Mai 68. Mais D. Defoe décrit des hommes qui, le plus souvent trahissent, violent, tuent, revendent les esclaves nègres des navires qu'ils pillent, maltraitent à l'occasion les populations indigènes côtières... La hiérarchie n'est certes pas aussi stricte à bord des navires pirates qu'elle peut être sur les navires de guerre anglais, espagnols ou français, mais comment en serait-il autrement ? On ne voit pas bien quelle sorte d'utopistes pourrait apprécier cette comparaison...
C'est à propos des causes de la piraterie que Defoe se montre nuancé, ne l'imputant pas au seul satanisme violent d'équipages de marins révoltés, mais soulignant l'existence infernale que mènent tous les marins en général, non seulement en mer, mais une fois à terre, le plus souvent sans emploi ni argent - de sorte que la piraterie était une tentation très forte ; beaucoup de marins y voyaient une possibilité d'améliorer leur sort, et pour quelques-uns ce fut le cas.
Moins convaincant encore l'argument de M. Le Bris selon lequel D. Defoe ferait l'apologie discrète de la piraterie à travers son "histoire générale". Le Bris écrit : - Et il en va de même de son attitude face à la piraterie, où semblent se mêler horreur et fascination, comme s'il avait trouvé chez ces sombres brutes tel écho secret à une part obscure de lui-même. A ce compte là, on pourrait en dire autant sur ceux qui se penchent et se repenchent sur les tueurs en série ou les crimes nazis. D. Defoe décrit sans doute le courage physique et l'aspect terrifiant du capitaine Teach, alias "Barbe-Noire", comme extraordinaires, mais non fascinants ; en matière de sensationnalisme, on a fait beaucoup mieux depuis.
L'actualité récente incite à une autre comparaison : celle des pirates avec les "djihadistes" de l'Etat islamique. On note quelques points communs : comme les pirates, les djihadistes ont parfois appris leur métier dans le rang d'armées régulières. Entre les pirates et la marine de guerre, il y a l'échelon des corsaires, "pirates accrédités" en temps de guerre entre deux grandes puissances ; et l'on sait que certains groupes terroristes sont parfois armés par des Etats puissants. Il y a eu, à l'époque des pirates, un "romantisme pirate", qui pouvait fasciner certains marins, comme aujourd'hui le "djihad" peut paraître une aventure à de jeunes gens. Il y a peut-être surtout en commun cet Etat-refuge ou "base arrière", pour tous les djihadistes, comme les pirates tentèrent dans les Caraïbes, mais contre lequel toutes les grandes nations se liguèrent, dès lors qu'il parut une menace sérieuse contre leurs intérêts.
"Les Chemins de Fortune ou Histoire générale des plus fameux pyrates" (2 tomes), par D. Defoe, éd. Libretto, 2009.