Benoît Vincent, GEnove, villes épuisées, p. 73"S'enivrer de passages" me renvoie au livre de Gabriel de Azambuja, à l'occasion d'une évocation de J.-B. Pontalis qu'il définit comme "un ami des passages et un ennemi des concepts". "Ou plutôt, précise-t-il (et la précision est d'importance), de l'usage qu'on en fait lorsqu'ils arrêtent la pensée au lieu de la relancer. (...) Il aimait citer Harry Guntrip, le psychanalyste britannique, lorsqu'il disait que "le moment où les concepts sont le plus utiles est celui où ils sont en train d'être formés." Les mots n'ont pas couvert ce qu'ils nomment, au contraire, ils nous aident à le découvrir. Garder la fraîcheur des mots."
Aujourd'hui le concept est partout, il a même investi ce qui semblait lui être naturellement rétif, ces professions manuelles qui nécessitent certes intelligence et savoirs techniques mais qui naguère ne s'encombraient pas d'un tel vocabulaire : j'ai ainsi découvert récemment un concept élagage qui m'a laissé rêveur. Il s'agit toujours de tailler des arbres mais l'affaire ne saurait plus se faire sans doute sans un concept approprié...
"J'aime penser que, poursuit Gabriel de Azambuja, pour J.-B. Pontalis, les concepts sont assis au fond de la classe et regardent par la fenêtre dans cette matinée ensoleillée où le cours a lieu, et ils aiment se balader ensuite avec le ing de playing entre les mains, hommage à Winnicott et son Playing and Reality. Je crois que la "pensée rêvante" faisait partie de la bande. "Je rêve d'une pensée de jour qui serait rêvante, non pas rêveuse mais rêvante." Et Pontalis d'ajouter, juste après, dear Prudence : "Je suis bien incapable de définir ce qu'elle serait."* L'idée n'est donc pas de définir cette notion, mais plutôt d'être sensible à son trajet, une pensée qui s'exerce à la lumière du jour, mais irriguée par la nuit et la vie onirique. Il s'agit d'un régime onirique de la pensée qui avance sans cesse, de séquence en séquence, moins contraint et limité que la pensée du jour, poussé par le mouvement régrédient qui anime les images. N'essayons donc pas de définir la pensée rêvante, mais voyons plutôt la possibilité qu'elle annonce : l'existence d'une passerelle qui permet d'imprégner notre vie diurne de la matière même de nos rêves. Et si Shakespeare avait raison et que nous soyons faits de l'étoffe de nos rêves, nos petites vies entourées de sommeil ?"
De cet échange métabolique entre le jour et la nuit, la vie et le rêve, je donnerai demain un exemple vécu ces jours-ci.
_____________________________________* J.-B. Pontalis, Fenêtres, Gallimard, 2000, p. 39.