26 août 1995 | Paul Louis Rossi, Le Cahier rouge

Publié le 26 août 2017 par Angèle Paoli

Samedi 26 août...

R etour à Lipari, la plus grande des îles. Ce matin, nous sommes allés boire un café au comptoir, chez Subba, vers les six heures. Nous évoquions la mémoire de Sandro Pertini, exilé politique en 1928. Il y avait des nuages sur les collines, et plus tard le vent est venu brusquement du Nord-Ouest secouer les haubans et les drisses, comme s'il descendait en visite des montagnes vers la mer. C'était un vent profond, fort, calme et subtil. C'est la musique du vent. Il tourne autour des îles, et le matin vient chanter entre les mâtures. Il change de registre avec le temps. Le ciel restait sombre, on entendait la musique du vent. Chant profond.

Puis nous sommes montés par les chemins jusqu'à la citadelle pour revoir le musée. La bouche des masques restait ouverte, devenue muette avec le jour, ayant interpellé les autres masques de la nuit, avec des rires et des questions. Ayant proféré des injures, des malédictions, des promesses de châtiments. Dionysos, le dieu du fracas, dieu du théâtre, était aussi celui qui introduisait ses fidèles dans l'au-delà. Les poteries et les masques de terre-cuite se déposaient dans les tombes.

J'aurais voulu m'introduire la nuit dans le musée pour écouter la conversation des masques. Pour les observer en secret, espérant, je ne sais par quel miracle, que leurs visages, tout à coup, allaient s'animer. Qu'ils allaient vraiment se plaindre, Hécate et le jeune Hector, Œdipe et Jocaste, et le sévère roi de Thèbes, avec la bouche ouverte et le regard vide.

Sur l'un des vases, je reconnus la silhouette des deux aigrettes garzettes que j'avais observées au mois de juin, au fond du golfe du Morbihan : petite mer, en face de l'îlot d'Er Lannic dans cette Bretagne que j'appelle l'Ouest surnaturel. Le soir, les deux aigrettes volaient lentement, comme des fantômes blancs, au-dessus des retenues d'eau. Comme les jeunes femmes qui soufflaient dans leurs miroirs, au fond du Musée de Lipari, qui brûlaient leurs ceintures sur l'autel d'Aphrodite, et qui se préparaient au voyage, avec leurs ailes blanches.

Paul Louis Rossi, " X - Le Cahier rouge " in Visage des nuits, éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2005, pp. 185-186.