Je peux en même temps aimer et détester. Être ravie et choquée. Être enthousiaste et déçue. Être ange ou démon.
Et depuis quelque temps on dirait que les livres que je choisis de lire me mettent devant cette plurivocité.
Ce fut La servante écarlate de Margaret Atwood et Putain de Nelly Arcand.
Ce fut Lettre de consolation à un ami écrivain de Jean-Michel Delacomtée et L’avalée des avalés de Rejean Ducharme.
Et maintenant c’est La langue affranchie et Le plongeur.
Un contredit l’autre, un est l’envers de l’autre. Comme un cours de littérature comparée. Affrontement assuré. Les gros mots contre les doux, les mots soignés contre les familiers, les anglais contre les français. Le noir et le blanc.
L'ange et le démon.Les escarpins et les runnings.
Je ne veux pas juger, mais je compare. Je ne veux pas donner de notes, mais je compare. Je déteste jouer avec mes petites cellules cérébrales de la sorte. Mon cerveau joue au yoyo avec mes émotions. Je ne veux pas prendre parti, mais ni tergiverser. Évoluer, mais ne pas jeter à la poubelle tout ce que j’ai appris.
Qu’est-ce qui fait défaut chez moi? Quand L’avalée des avalés a été publié, j’avais 16 ans, je ne me suis pas identifiée à Bérénice. Je n’ai pas compris grand-chose. C’était en même temps que Une saison dans la vie d’Emmanuelle, c’était le début de la littérature québécoise — pour moi en tout cas — je n’étais pas prête, j’étais encore trop littérature française. Trop escarpins. Quand Putain est sorti, j’avais 50 ans, je n’ai pas aimé, j’ai cru que c’était vulgaire, je ne l’ai pas tout lu.
Et là, Le plongeur de Stéphane Larue que tout le monde encense, que tout le monde achète.
Oui, je lis, oui, je suis assez d’accord avec Yvon Paré qui trouve que le roman « envoûte dès les premières pages » (1). Même si je crois que ce sont surtout les hommes, les jeunes hommes ou ceux qui ont connu ce milieu qui apprécieront — moi, on le sait je suis plutôt fleur bleue —, ce que je remarque surtout c’est que personne ne parle des niveaux de langue. Et c’est là que mon petit démon n’a pas trouvé les runnings très confortables. Larue passe de :
« Sur une étagère crasseuse en métal haute et large s’entassaient des piles d’assiettes maculées, des chaudrons recouverts de sauce tomate cramée dans lesquels on avait laissé des louches tordues ou des pinces enduites de couches indifférenciées de jus, des récipients au fond desquels croupissaient des légumes en juliennes molasses ou des restes visqueux de marinade, des plaques de cuisson couvertes de gras et de lambeaux de peau de poulet calcinée. »... à l’emploi de : Staff, shift, doormans, close, drinks, piasses, pawnshops, bad luck, bushgirls, cooks, cheap. Pour ne nommer que ceux-là. Sans les mettre en italique. Et pas que dans les dialogues, mais dans la narration, au beau milieu d'une belle phrase au style recherché.
Je me croyais prête. L’insolente linguiste Anne-Marie Beaudoin-Bégin m’avait préparée.
« Cessons de critiquer. Cessons de condamner. Rabaisser la langue des autres, ça n’a jamais donné de bons résultats. Jamais. Rabaisser les autres tout court, ça n’a jamais donné de bons résultats »
« Les critères pour savoir si telle forme appartient à du «bon» ou à du «mauvais» français sont en fait des critères sociaux. Importants, primordiaux, essentiels. Mais sociaux. Il y a, certes, des formes qui sont plus valorisées que d’autres, plus adéquates dans les contextes formels. Mais cela ne veut pas dire que ces formes sont, en soi, supérieures ou «plus françaises». Cela veut seulement dire qu’il y a un consensus voulant que ces formes soient les symboles d’un décorum social nécessaire dans certaines situations. Comme la cravate ou les escarpins. »Delacomtée ne jure que par la cravate et les escarpins et il m’a fait ch… Alors je devrais aimer Larue qui ose, qui passe d’un code à l’autre, d’un langage soigné au familier sans que personne (jusqu’à maintenant) ne trouve à y redire. Tant mieux, devrais-je penser. Oui, mon ange le pense et il veut bien essayer de nouveaux souliers! Mon démon se rebiffe. Il s’accroche dans ses vieux escarpins! C’est plus facile de suivre des règles et de se soumettre à l’autorité. Et il se demande où chercher la définition d'un mot s'il n'est pas dans un dictionnaire français Mon ange a la réplique toute trouvée: sur Internet, sur les réseaux sociaux. Évidemment. Facebook et Twitter chaussent des runnings, c'est bien connu!
À défaut de les conforter, il me reste donc à les confronter, ces petites bêtes, à les forcer à se parler, à se regarder bien en face, à faire des compromis, à évoluer. Qu'ils me trouvent une paire de souliers qui me conviennent.
(1) billet d'Yvon Paré>>>