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# 224/313 - L'été de Machiavel

Publié le 19 septembre 2017 par Les Alluvions.com
Troisième chronique où la figure centrale demeure Louis Althusser. L'ironie de l'affaire, il me faut bien l'avouer, c'est que je n'ai jamais lu une ligne d'Althusser. En première, j'avais lu un tome du Capital de Karl Marx, j'avais pris des notes, j'étais plein de bonne volonté. Il fallait à l'époque débattre avec des trotskistes, des maoïstes, des communistes tendance Georges Marchais, bref, maîtriser un peu de théorie marxiste n'était pas du luxe pour contrer ces redoutables dialecticiens. Mais je ne suis pas allé au-delà de ce premier tome, cette littérature ne m'a jamais enchanté, et je m'en suis vite détaché. Althusser, d'après les commentaires que j'avais lus, c'était une relecture de Marx d'une impressionnante aridité. Je préférais lire Les syllogismes de l'amertume de Cioran. C'était drôle et désespéré, noir et tonique. Et la langue était magnifique, quand la plupart des épigones de Marx nous accablaient d'ennui avec leur rhétorique aussi engageante qu'un bloc d'immeuble soviétique.
Mais aujourd'hui, je dois l'avouer aussi, après ces deux premiers billets, j'ai envie de lire Althusser, non pas Pour Marx, non il ne faut pas exagérer, mais Les Lettres à Franca, oui.
En attendant, il me faut encore éclairer une autre facette de ce fameux blason de Ravenne, ouvrir une autre piste. Et revenir encore une fois à cet été 61, où Althusser fit une autre rencontre décisive : "Cette rencontre, qui date de l’été 1961, fut fulgurante et coïncida avec le troisième amour de sa vie. De fait, tout près de Forlì, non loin de Ravenne, dans les Marches, Althusser découvrit Machiavel. Et, quelques mois plus tard, professa son premier cours sur ce qui devait devenir une de ses références fondamentales, dès 1962, avant qu’il y revienne dix ans plus tard."(Yann Moulier Boutang, Althusser en dessous ou au-delà d’Althusser, revue Multitudes 2005/2 (no 21)).

# 224/313 - L'été de Machiavel

Portrait posthume de Nicolas Machiavel (détail), par Santi di Tito.

"Quelle leçon retient Althusser du Machiavel du Prince (pas de celui des Discours sur la Premières Décade de Tite Live) ? La distinction célèbre entre la virtù et la fortuna. La virtù n’est pas le courage, encore moins la vertu. Quant à la fortuna, elle n’est pas le destin, la nécessité, mais la chance. César Borgia, fils bâtard préféré du pape Alexandre VI, aurait pu devenir le Prince de l’Italie transformant le Pontificat romain en Principauté héréditaire. Chef de guerre intelligent, sans état d’âme (il se débarrasse de son frère Giovanni, se sert de sa sœur qu’il marie par politique), il possède beaucoup de caractère et est donc doté de la virtù (qui est une puissance d’agir, un vouloir vivre, une volonté et non une vertu au sens chrétien du terme). Ce duc de Valentinois, qui n’hésita pas à faire entrer les Français dans les États Pontificaux, avait tout pour devenir le Prince réconciliant les Guelfes (papistes) et les Gibelins (partisans de l’Empereur) des deux siècles précédents. Mais au moment décisif de la mort de son père Alexandre (1503), il est cloué au lit par la fièvre quarte (la malaria), près de Ravenne. Il est donc absent au moment décisif, il perd ainsi l’occasion de se faire élire Pape. Il périra quatre ans plus tard, après avoir fui l’Italie, devenu petit condottiere au service de Jean d’Albret de Navarre son beau-frère et assassiné sur ordre de Jules II, le nouveau Pape. Après l’échec de Frédéric II, celui de César Borgia éloigne davantage l’Italie de l’unité. C’est sur cette absence que Machiavel construit Le Prince. Le cas de César Borgia prouve que la virtù ne suffit pas en politique ; il faut de la chance (la fortune), le petit coup de pouce au bon moment. Transposons : la virtù n’est pas seulement la volonté, mais aussi la connaissance par la pensée. La fortuna, la surdétermination, le grain de sable qui enraye la nécessité, le destin promis, la téléologie. "
Ravenne est donc la ville de l'échec. Les marais de Ravenne ont privé César Borgia du trône papal. Mais "à chacun ses marais de Ravenne, écrit encore Yann Moulier Boutang dans le Magazine Littéraire, la folie vaut bien les fièvres quartes". Car cette folie empêchera bel et bien Althusser de fonder véritablement une œuvre. Lui qui refuse de parler de soi, explose de fureur - lui qui ne se met jamais en colère - quand un philosophe argentin, auteur d'un gros livre sur lui, lui demande de choisir une photographie pour la couverture, qui tient enfin la personne ou le sujet pour des concepts théologiques, cet homme-là confesse, dans une lettre à Franca du 22 septembre 1962, qu'il eut soudain l’aveuglante certitude, alors qu’il faisait son cours sur Le Prince, qu’il était en train de parler de lui, qu’il ne parlait que de lui.

# 224/313 - L'été de Machiavel

Cours du Collège de France, France-Culture du 24/06/2017

Dans une dernière note de l'article sur Le blason de Ravenne, Boutang signale qu'il doit à Claire Salomon d'avoir attiré son attention sur l'association chez Louis Althusser de Ravenne à Machiavel et à l'échec de César Borgia. "Elle possédait ce fragment du puzzle, écrit-il. Pour l'oiseau du blason, elle avait mise sur une piste "copte" sans parvenir à l'éclaircir." Et il ajoute que cette piste, qu'il n'avait pas suivie dans l'article permet d'aboutir aussi : "En Égypte le héron cendré devient la représentation du Phénix symbole de la résurrection du Christ particulièrement présent dans l'église copte. Il faut savoir également que l'hérésie du monophysisme qui récusait la double nature du Christ pour s'en tenir à une nature exclusivement divine fut adoptée massivement par les coptes et prépara le schisme avec l’Église d'Orient.
Il faut savoir que cette hérésie monophysite fut répandue par le moine byzantin Euthychès et violemment combattue par Valentinien III, le fils de Galla Placidia, ce qui montre une fois de plus combien l'emblème de l'oiseau est lié à cette dernière.
Ce héron cendré dont l'échassier du rêve de Breton est en somme la moderne hypostase.

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