Surf en eaux profondes

Publié le 02 octobre 2017 par Jlk
 

 
Ils sont Belges et donc pleins d’humour, tous deux fort appréciés des Japonais et des Chinois, cependant très différents l’un de l’autre dans leur façon de dire beaucoup de choses en peu de mots. Amélie Nothomb et Jean-Philippe Toussaint, avec chapeau dingo ou boule à zéro, s’étonnent encore de tout, et nous avec.

Un éminent coupeur de cheveux en quatre, plus précisément auteur d’une grave étude sur la quadrature arithmétique du cercle, a posé de son vivant, entre 1646 et 1716, une question que d’autres songe-creux ont abordée avant lui, et qui continue de nous occuper: «Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?», et ce n'était pas un Belge avant la lettre non plus qu’un Chinois taoïste mais un génie universel du nom de Leibniz.

Or la dernière histoire belge qui se raconte en Chine appelle à peu près la même question: comment expliquer qu’un roman tel que Made in China, de Jean-Philippe Toussaint, qui semble n’être rien, soit au contraire quelque chose et même plus si l’on y regarde de près en y mettant du sien.

De loin, et dans le contexte d’inattention généralisée que nous connaissons, le pitch de la dernière story de Jean-Philippe Toussaint pourrait sembler, c’est vrai, minimaliste, voire limite futile. Quoi de possiblement intéressant dans ce qui n’est pas même un making off de film, mais le récit en amont de la préparation d’un court-métrage dont le sujet unique sera, sur le podium d’un défilé de mode, l’apparition d’une femme nue ou plus exactement vêtue d’une mini-culotte couleur chair recouverte d’une couche de miel, dans la foulée de laquelle sera lâché un vrombissant essaim d’abeilles ?

Quel sens donner, par rapport aux révoltes récurrentes des paysans chinois, à la menace nucléaire latente ou à l’inquiétude justement suscitée par l’avenir des abeilles, à ce roman apparemment si frivole? Tout cela n’exhale-t-il pas le vide décadent d’un art-pour-l’art frisant l’art-pour-rien ?

La réponse est dans la lecture attentive, et le plaisir dans la lecture, et le sens avec le plaisir. Tout se passe d’abord en surface, comme à fleur de peau, et c’est par la peau que tout passe: les sentiments autant que les sensations, la profusion des détails et le chatoiement de l’ensemble, la magie d’une présence et la musique intime du monde. Mais comment l’expliquer mieux?

Voyons donc ça de près…

L’odeur de la Chine

Le 22 novembre 2014 «dans la soirée», l’auteur belge Jean-Philippe Toussaint débarque à Quangzhou (le Canton de nos romans de jeunesse, dont Wikipedia rappelle qu’elle est la troisième ville la plus peuplée de la République populaire de Chine, derrière Pékin et Shanghai, avec plus de 12 millions d’habitants), où l’attend son ami Chen Tong vêtu d’une de ses éternelles chemisettes grise à manches courtes. Les deux compères «miment l’accolade» plus que ne se la donnent vraiment (réserve chinoise typique) et tout de suite l’écrivain, devant les portes de l’aéroport où l’on attendra une Mercedes blanche jusqu’à la page 24 de Made in China, relève «l’odeur de la Chine, cette odeur d’humidité et de poussière, de légumes bouillis et de légère transpiration qui imprègne l’air chaud de la nuit».

Voilà: c’est parti. De même que le lecteur (ou la lectrice, pour être juste) se rappelle l’odeur de chocolat brûlé de la gare du Midi de Bruxelles, ou l’atmosphère de crachin moite des romans du Liégeois Simenon, l’odeur de la Chine est là, à la fois intime et vaste comme un ciel d’aéroport, avec des variations incessantes selon le lieu et le moment, dont le bouquet final sera celui du roman.

Un roman? Le récit des retrouvailles d’un écrivain et de son ami éditeur suffirait donc à faire un roman? Oui, mais là encore la réponse est dans la lecture des 24 première pages de Made in China, à faire le pied de grue devant l’aéroport de Guangzhou, où l’Auteur présente Chen Tong et en fait un personnage qui traversera tout le roman en trottinant non sans imposer crescendo sa présence de Maître, tout semblable aux Maîtres de la Renaissance italienne ou austro-allemande (il y a quelque chose d’un peu chinois dans La fuite en Egypte du Maître de Mondsee, visible au Musée des beaux-arts de Vienne), et l’on précise alors que Chen Tong fut le premier éditeur (à ses frais) de Robbe-Grillet, qu’il est probablement (légende?) né dans un train en décembre 1962, qu’il a une petite moustache à la Lu-Xun et porte les diverses casquettes de libraire et d’éditeur, d’artiste et de commissaire d’expos, de prof aux Beaux-Arts et de correcteur final sourcilleux de tous les livres de Jean-Philippe Toussaint traduits en chinois par divers «personnages», à commencer par Bénédicte Petibon dont le nom «semble tout droit sorti de l’immense vivier dont on dispose pour composer les noms des personnages de roman».

Cette distinction entre réel et fiction est aussi importante que celle du Yin et du Yang, de même qu’est importante la distinction entre l’évolution des arts plastiques, aussi rapide que celle de la mode vestimentaire, et la mue plus lente des modèles de chaussures, comparable à celle de la littérature.

Chen Tong est d’ailleurs catégorique à ce propos, estimant que Jean-Philippe Toussaint comme Robbe-Grillet, a «trouvé une manière différente de faire des chaussures». Par extension mais sur une même base belge, il me semble opportun d’établir le même constat à propos d’Amélie Nothomb.


Serendipity
et vide médian

La ferveur exceptionnelle manifestée par les lecteurs (et lectrices) nippons et chinois à l’égard des auteurs wallons Toussaint et Nothomb me semble à la fois esthétique et philosophique, bien plus qu’anecdotique.

On sait les liens biographiques assez anciens d’Amélie Nothomb avec le Japon, notamment exprimés dans Stupeur et tremblements, et Jean-Philippe Toussaint précise dans quelles circonstances il s’est lié avec Chen Tong avant de revenir souvent en Chine, notamment pour y tourner de petits films, mais cela relève des faits plus que de la fiction, laquelle va bien plus profond sous les apparences d’un surf narratif d’une même rapidité et d’une grâce parente, qui rappelle l’art savant du haïku et l’éclat plastique des mangas.

Evoquant la stratégie des Chinois, Jean-Philippe Toussaint relève qu’un général s’inspirant des Arts de la guerre, plus qu’une visée sur un objectif particulier, évolue en exploitant le «potentiel de situation», et c’est ainsi que lui-même est arrivé en Chine pour tourner The Honey Dress, selon la fameuse méthode dite de la serendipity, à savoir: trouver un truc en cherchant un machin. En d’autres termes: rester disponible à tout sans varier «sur le fond».

Or Jean-Philippe Toussaint n’a pas varié «sur le fond» depuis la publication de La salle de bain, en 1985, pas plus qu’Amélie Nothomb, au fil de romans d’une grande variété d’apparence, n’a changé «sur le fond» depuis Hygiène de l’assassin, paru en 1992.

Le rapprochement de ces deux auteurs choquera peut-être certains puristes, qui voient en Toussaint la quintessence du chic littéraire et en Nothomb le produit du choc médiatique, mais ce serait faute de sensibilité à ce que les taoïstes appellent le vide médian, certes peu perceptible par les esprit binaires, notamment dans la France de Descartes.

Le délicieux François Cheng, philosophe et poète, a décrit par l’idée et l’image ce qu’est le vide médian, marquant le dépassement des contraires par un souffle subtil d’intelligence pacificatrice et poétique, où le Yin et le Yang fusionnent en éclat de rire pour ainsi dire divin.

«Encore une journée divine!» s’exclame Winnie au début d’Oh le beaux jours de Beckett, l’un des maîtres à écrire de Toussaint. Et la sage un peu foldingue Amélie de renchérir: Frappe-toi le cœur


Retour à la case rentrée…

On pourrait croire que le cul importe à Jean-Philippe Toussaint, auteur de Faire l’amour et de Nue, plus que le cœur, mais ce serait ne rien sentir de sa poésie englobante et du courant de profonde tendresse qui traverse ses romans, comme c’est ne rien sentir du fond affectif des romans d’Amélie Nothomb, et particulièrement dans Frappe-toi le cœur où les âmes sensibles s’opposent aux égocentriques psychorigides s’épuisant en rivalités meurtrières. La tendresse, alors, comme souffle libérateur du vide médian!


Ceci dit ne dénigrons pas le cul de la teigneuse Ukrainienne qui se prête, finalement – non pas avec un string (trop vulgaire estime-t-elle), mais avec une culotte couleur chair – à la danse finale de Made in China, vu que l’écriture même de Jean-Philippe Toussaint, comme celle d’Amélie Nothomb dans une autre tonalité mais avec la même limpidité gracieuse, participe du chatoiement sensuel et spirituel du réel accueilli et transformé par la fiction, pour s’étonner simplement et joyeusement de ça: qu’il y ait quelque chose plutôt que rien...


Jean-Philippe Toussaint. Made in China. Éditions de Minuit, 187p.
Amélie Nothomb, Frappe-toi le cœur. Albin Michel, 180p.

Dessin ci-dessus: Matthias Rihs