L es larmes au centre. Au centre de la vie au centre de la poésie. Récurrentes omniprésentes obsédantes, les larmes. Inspiratrices d'un art de vivre qui déroute, essentiellement enté sur l'art. Sur la méditation qu'il engendre. Il résulte de cette symbiose, art et vie, un recueil poétique dense, d'une extrême exigence. Connaissance par les larmes. Ce dernier recueil, récemment paru aux éditions Arfuyen, s'inscrit dans l'exacte continuation des précédents ouvrages, notamment L'Ouïe éblouie et La Troisième Main. Et offre à la poète un temps d'exploration plus intense avec les mondes qui la passionnent et qu'elle habite. Michèle Finck poursuit sa quête, à la fois intime et extime, à travers la musique la peinture le cinéma la poésie. Mais aussi la nature et la mer. Et l'écriture.
Emprunté à Marina Tsvétaïeva, le vers d'introduction adressé à Anna Akhmatova (exergue) - Ô Muse des larmes, la plus belle des Muses ! - annonce une entrée réconciliatrice avec les larmes et par les larmes. Les larmes, dans cet ouvrage, occupent continument les sept sections qui composent le dernier livre de la poète. Court-circuit / Les Larmes du Large / Musique des Larmes / Musée des larmes / Cinémathèque des Larmes / Êtrécrire / Celle qui neige.
Élégiaque, lyrique, très personnelle, la poésie de Michèle Finck est-elle pour autant une poésie consolatrice ?
" Et la poésie, miaule un oiseau
Sorti de ma bouche. Et la poésie
Peut-elle quelque chose ? "
( Cauchemar in " Court-Circuit ")
Peut-elle quelque chose contre la perte irréparable que constitue la disparition des deux êtres aimés les plus chers au monde : le père et l'amant ?
Au-delà de ce questionnement, il y a davantage encore. Étroitement liée à sa propre souffrance, indissociable de la sienne, il y a la souffrance du monde :
" Je chéris cette blessure car elle me relie
À la douleur du monde à jamais mienne "
( À la douleur in " Court-Circuit ")
Ce qui est certain, c'est que la poésie aide à vivre celle qui fut un jour privée de larmes. Car c'est de cette faille-là que la poète tente d'extraire sa survie. Une faille qui a laissé béante en elle la blessure et inconsolable celle qui s'efforce jour après jour d'apprivoiser cette béance qui occupe le cœur le corps et l'esprit :
" Ai perdu la clé des larmes "
( À la perte in " Court-Circuit ").
Plus avant dans le recueil, la poète s'interroge :
" Ai voulu apprendre les larmes. En vain ?
Être à jamais La Sans-Larme ?
( Presquélégie de la Sans-Larme in " Êtrécrire ")
Affronter la faille avec pour viatiques vitaux l'art : musique /peinture / cinéma / poésie. Il n'est cependant pas question de se laisser aller à l'apitoiement. Car
" [...] si poésie apaise
Que ce soit
En affûtant
La faille. "
( À la tête in " Court-Circuit ").
De sorte que la poésie ne se peut définir que comme " encre hantée ". La perte des larmes engendre un " court-circuit ", visuellement marqué dans la page par une séparation, et dans le langage par une sorte de précipité des mots :
..........................................................................
" - Tout à coup court-circuit... Corps ne produit plus de larmes... Calcination... Glandes lacrymales électrocutées... "
Dès lors, la poète explore. Jusqu'à la tentation du suicide. Elle est " celle qui chancelle ", au bord du vide, celle qui voudrait pleurer, et qui ne le peut. Qui vit comme une malédiction le fait de n'avoir plus jamais de larmes sur le visage. Hantée, la poète interroge sa propre histoire, fondement de son questionnement. Et de son travail. Tenter de comprendre. Une confrontation permanente s'impose entre son absence de larmes et les larmes qu'elle croise sur son chemin.
Les poèmes du recueil sont de formes variables. Les uns proches de la prose poétique, les autres formant strophes où s'intercalent des interlignes. Ainsi des poèmes rassemblés sous le titre Le Dit de la Cathédrale de Strasbourg. Mélomane, Michèle Finck est sensible aux pauses entre les mots, aux points d'orgue qui mettent la respiration en suspens. Dans le même temps, elle accorde une grande importance au Chœur, lequel ponctue à intervalles réguliers l'ensemble du recueil. Une sorte de mélopée enveloppe les mots. Un mot par vers. Mais toujours le " chœur " ouvre une nouvelle section. Avec un crescendo. Cela commence " bouche fermée " (I et II), se poursuit " bouche mi-close " (III, IV, V) et se finit " bouche ouverte " (VI et VII). Il y a donc une progression ascendante. La musique du " chœur " accompagne les poèmes de vibrations qui vont en s'accroissant. Du murmure au cri ?
Les glandes lacrymales taries, il faut aller à la rencontre d'autres mondes. Ainsi de la mer qui offre une parenté avec les larmes jusque dans l'intitulé de la section " Les larmes du large ".
" Apprendre
Les
Larmes
Par
La
Mer "
...annonce le " chœur " sotto voce (" Bouche mi-close "). C'est en Corse qu'a lieu la régénérescence bienfaisante par les larmes. Mer salvatrice. Bercée par la " lallation du large ", la poète tire de la mer une leçon de vie. Apprendre passe par l'observation d'un rituel. Scandé en début de paragraphe du poème d'ouverture (" Les Larmes du Large ") par un verbe à l'infinitif :
" Se réveiller "/ " descendre "/ " S'approcher " / " Pressentir " / " S'agenouiller "...
Ailleurs, la poète se sent " chamane ". Apte à vivre en accord parfait avec les actes qui rythment sa journée de plage : " nager/faire la planche/léviter "... La mer et ses " larmes d'écume " font revivre les morts. Leur présence habite le monde des vivants. Ainsi en est-il pour Michèle Finck. Il y a peut-être quelque chose d'oriental - et sans doute de corse - dans la façon que la poète a d'évoquer les morts, de les considérer, de leur accorder un geste d'attention, de prévenance.
" Donner aux morts un bol d'écume
En souvenir de ce qu'est la vie. "
( Rituel écrit à la craie sur le ciel in " Les larmes du large ").
Le don - le mot revient à plusieurs reprises sous la plume de Michèle Finck - élève l'âme. Il se peut qu'il ait à voir avec la lumière de Méditerranée et cette vasque émeraude qui accueille la poète :
" Je fais la planche sur la mer [...] et regarde jusqu'à l'hypnose les métamorphoses de la lumière. "
( À la lumière méditerranéenne in " Les larmes du large ").
De ces moments d'extase, la poète tire une " raison suffisante de vivre " . Senti au rythme des éléments, le poème entier, empreint d'une sensualité qui régénère, est symbiose continue entre le vécu et l'écrit.
Dans cette section sur la mer, la poète alterne ses longs poèmes de " chamane " - eau de mer eau de mémoire - avec des tercets qui ponctuent la lecture en page de gauche. Des presque haïkus, ces tercets, légers comme les poèmes japonais, même si les sensations observées se trouvent condensées sur trois vers. Le regard se pose sur les senteurs les couleurs les formes les rumeurs la lumière. Et toujours la poète observe un crescendo. Ici temporel. Depuis l'aube jusqu'à la nuit en passant par la traversée du jour.
" Mouettes blanches étincelantes
Bougies posées sur le bleu
Soudain soufflées par le soir. "
Beauté pure de ces poèmes, ponctuations bienfaisantes, qui permettent de reprendre souffle, avant de s'éteindre avec la nuit. Tout ici se vit en fonction d'un rythme musical intérieur/intense. Mer et cœur sont les pulsations qui construisent une personne, " ouïe éblouie ", la structurent en profondeur. Être, pensée, et vie entière.
Parvenue à ce point de son exploration, Michèle Finck peut aborder La musique des Larmes (IV), partie centrale de son recueil. C'est dire si la musique, déjà fondatrice dans La Troisième main, tient au corps et au cœur de la poète, et la fait vivre. La cohérence de Connaissance par les larmes rend compte du projet d'écriture de la poète. Un projet de longue haleine, qui se poursuit dans le temps. La réflexion va croissant au cours de ces vingt poèmes consacrés à des extraits choisis pour l'intensité émotionnelle qu'ils procurent. En lien étroit avec les larmes. Le premier chœur introductif pose une définition interrogative essentielle en établissant une parenté possible entre la musique et Dieu :
" Musique :
Ce
Que
Pourrait
Être
Dieu
? "
Sont convoqués ici, dans des poèmes brefs, de huit à dix vers (parfois davantage), les plus grands parmi les compositeurs, les interprètes, les voix, les chefs d'orchestre... Depuis Bach, Vivaldi Boccherini Schubert Brahms jusqu'à Britten et Poulenc, en passant par Mahler, Dvořák, Janáček, Webern et Chostakovitch. Ou encore Nikolaus Harnoncourt James Bowman Agnès Mellon Jörg Demus Dietrich Fisher-Dieskau Nathalie Stutzmann... De la Passion selon saint Jean au Stabat Mater de Vivaldi ou de Dvořák, d'élégies en lieder ou en arias d'opéra (Aïda, La Traviata), du Chant de la terre aux Six poèmes de Marina Tsvétaeva ... Michèle Finck poursuit sa quête de saisissement des larmes. Toujours revient sous sa plume la question lancinante :
" Que peut musique ? Faire toujours face.
Héler encore héler obstinément la lumière ? "
( in Dvořák : Stabat Mater,
Brigitte Engerer, Accentus, Laurence Equilbey).
La lecture de ces poèmes consacrés à la musique m'ont conduite un après-midi entier à écouter, livre en main, les extraits choisis par Michèle Finck. Je connais aujourd'hui L'Éloquence des larmes (Jean-Loup Charvet). " Larmes archaïques, impersonnelles, universelles... ". Mais aussi larmes multiples et contraires selon qu'elles " lapident le noir de l'œil " ou qu'elles sont " arches d'extase en vol ".
De la musique à la peinture ou au 7e Art, il n'y a qu'un pas. Ainsi, pour chaque moment pictural, pour chaque séquence cinématographique, la poète s'attache-t-elle à un plan rapproché. Son regard se déplace sur la toile. Quelques mots suffisent pour rendre compte du tremblé des larmes sur le visage. Pour saisir ce que " l'œil écoute ". Visages de Vierge et de Pietà. La poète laisse errer son esprit, attentive à saisir les nuances, à saisir les énigmes. Revient alors, lancinante, la question de Dieu :
" Où Dieu ? Peut-être dans les larmes qu'on ne voit pas. "
(in Femme qui pleure, Van Gogh).
D'Antonello da Messina à Masaccio ; de Memling à Munch ; de Frida Kahlo à Louise Bourgeois ; de Arp à Paul Klee, la poète poursuit son voyage à travers larmes. Jusqu'aux fausses larmes de Man Ray, " Faux-cils. Faux semblant. "
De même pour la " Cinémathèque des Larmes ". La poète revisite les films aimés. Pour la façon que le cinéaste a
" De
Filmer
Le
Visage
Et
Les
Larmes ".
Le " gros plan sur le visage de Mamma Roma ", ses larmes de mère atteinte dans sa chair par la mort d'Ettore en appellent d'autres. Les " Abîmes de Vivaldi " rejoignent la Lamentation sur le Christ mort de Mantegna. " Agonie " et " Rédemption " se croisent et se superposent. Prostituée et Pietà se fondent dans les larmes magnifiées d'Anna Magnani. Mais il y a aussi les larmes de Jean-Louis Trintignant et d'Emmanuelle Riva - en " petite vieille qui se consume, /Bougie de chair " dans Amour de Michael Hanecke ou celles de Gelsomina qu'accompagnent les sanglots de Zampano (La Strada), ou encore les pleurs de détresse puis de joie d'Ingrid Bergman dans Stromboli, et tant d'autres encore. De Rossellini à Visconti, de Resnais à Tarkovski ou à Mizoguchi..., le travail de Michèle Finck est le même. Cadrage d'une image, d'une scène particulière qu'elle décrit avec minutie. Mais toujours elle interroge les contraires. La mémoire et l'oubli. Le vivant et la mort. L'illusion. De l'un et de l'autre. La présence/absence de Dieu.
" Même si Dieu n'existe pas, les larmes d'Ingrid
Sont le passage de Dieu en elle. Larmes pas de mort.
Mais de naissance. Vol d'oiseaux. Larmes-ailes. "
( in Roberto Rossellini, Stromboli, Ingrid Bergman)
Les deux dernières sections du recueil - Êtrécrire et Celle qui neige - libèrent la parole. Les poèmes réunis ici travaillent le dépeçage. Ne garder que l'essentiel. Se laisser traverser. Jusqu'à la béance.
" Poésie : Être traversée.
Par quoi ? Peu importe.
Rumeur. Couleur. Odeur. "
(in Celle qui neige).
Il s'agit en effet pour la poète de continuer à vivre. Seule l'écriture et l'écriture du poème ouvrent à une possible survie. Fonction du poème ? Assurer la sauvegarde de la poète.
" Écrire c'est sauter
Dans le vide
De la page.
Pour
Pas
Crever. "
( in " Au Salto ", Êtrécrire).
Écrire pour franchir la faille, et peut-être s'en affranchir. Écrire pour Être. Les deux actes n'en forment désormais plus qu'un. Pour cela, accepter de libérer la langue des gangues qui l'enserrent. Briser tout ce qui entrave. Désosser décaper désorbiter. Et donc lutter contre soi-même. Contre ses propres défauts de langue. S'obstiner. Laisser le poème s'exposer sur la page, " os " et " rythme ", c'est permettre à la langue de retrouver la force qui nourrit les mots. Ne retenir que cela. Permettre aux mots de " neiger " sur la page. Et à celle qui pleure de troquer ses larmes contre la neige.
" Maintenant : je neige, j'écris.
Par alchimie des larmes. "
" Neigécrire ". Dit-elle.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli