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Pierre Parlant | [Pour que l’affaire s’éclaircisse…]

Publié le 08 octobre 2017 par Angèle Paoli


Pierre Parlant  |  [Pour que l’affaire s’éclaircisse…]
Jacopo Carucci, dit Pontormo (1494-1557)
Autoportrait, vers 1520
La Spezia, Museo Civico di arte antica, medievale e moderna Amedeo Lia
Source

[POUR QUE L'AFFAIRE S'ÉCLAIRCISSE...]
(extrait de Ma durée Pontormo)

P our que l'affaire s'éclaircisse - car je sens bien les risques encourus sous le rapport de ces premières pages possiblement déconcertantes -, il convient de se montrer coopératif en livrant quelques indications au titre de supplément.

Dimanche - ça aussi, l'ai-je précisé ? -, je m'étais donc couché dans une autre chambre que la mienne pour une raison qui, je l'avoue aujourd'hui, m'échappe à peu près totalement (appelons l'endroit pension et admettons pour simplifier et pouvoir continuer le récit, que je n'ai jamais disposé, comme chacun, que d'une chambre provisoire.)

Ce soir-là, en tout cas, manquait la lampe de chevet aux étoiles découpées que nous avions rapportée il y a quelques années de la montagne et que j'aime presque autant que la montagne elle-même. Seule au-dessus du lit, une applique sans charme conçue pour un hôtel de classe médiocre, anonyme, dispensait sa lumière standard, ni livide ni chaude.

J'ignore si le changement de lampe et la modification afférente influencent sérieusement la lecture - j'ai même tendance à en douter - mais j'ai pris une fois encore le livre, le Journal de ce peintre, je me suis mis à le lire, le relire, et j'ai lu très lentement.

Lentement comme jamais. Seulement deux ou trois pages à la fois, au prix de pauses interrompues par des rêveries nombreuses, non exemptes de confusion ; avec des pauses profondes, d'inégale durée.

Lisant une page, une autre, une autre encore ; chacune avec passion, gratitude ou stupeur à la clé ; chacune m'immergeant dans la nuit sous l'ampoule.

Si bien que le Journal se mit à dérouler, ou plutôt à ouvrir sur un temps inédit.

Au fil d'un jaillissement, inconséquent souvent, correspondaient deux-trois alinéas. Les mots, silencieux et puissants, s'y accordaient. La vision de la phrase inventait le regard dès que la lettre s'écartait. Quelques espaces se découvraient, chemin faisant. Là se tenaient de petits croquis, posés alors comme pour se souvenir. La pensée cessait de calculer pour contempler la conjonction des lignes ramassées en un chiffre fulgurant. Fléché par l'attention, privé de volition, l'œil suspendait sa fixation, et les muscles leurs saccades.

Me croirez-vous, entre les signes écrits il y avait du bruit, un bruit léger mais obstiné ; il y avait foule et j'étais seul.

Aujourd'hui, non seulement persiste en moi le contenu précis de certains passages de ce bouquin mais me revient à discrétion l'effet qu'ils produisirent sur l'insomniaque que je devins. Il était notamment question d'une joue, ailleurs du froid du vent, d'une tête d'enfant qui se penche et, sauf erreur, fait mention quelque part d'un sonnet.

Qu'il s'agisse si souvent de nourriture m'étonna.

Naturellement, le peintre ne manquait pas d'évoquer son travail, ses conditions pratiques, et les péripéties qu'il impliquait.

Mais tout s'écrivait aussi sous le regard de maux divers, de soucis, de manies et d'aliments ingurgités. Accessoirement d'argent, de temps en temps de faits météorologiques. Pour l'essentiel, à la dévolution d'une vie que le peintre suivait à vive allure s'adossait la conduite d'un chantier qu'une inquiétude n'incitait pas, à l'évidence, à tempérer, mais qu'une forme secrète organisait dans son détail le plus scabreux.

Je lisais.

Pierre Parlant, " samedi, dimanche et lundi, il fit froid ", Ma durée Pontormo, Nous, Collection Via, 2017, pp. 20-21-22-23.

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