"Au souvenir du Bernin, sculpteur de la Vérité du tombeau d'Alexandre VII - celle qui se redresse comme la flamme soufflée -, que soient dédiés ces pas au-dehors, dans la fumée des sept feux."
Yves Bonnefoy, L'improbable et autres essais, p. 343
Ce sont là les derniers mots de L'improbable. Alors qu'il n'en a jamais été question auparavant dans Les sept feux, Bonnefoy conclut en dédiant son écriture, " ces pas au-dehors", au Bernin, le créateur de la Fontaine des Fleuves de la place Navone. Encore une boucle qui s'abouche sur elle-même : Bonnefoy nous avait conduits aux paons, qui nous avaient menés aux fleuves, qui nous ouvrirent à Rome et à Fred Vargas, et voici que par une route alterne nous retrouvons Le Bernin, déjà au centre des œuvres précédentes.
Mais pourquoi choisir de désigner Gian Lorenzo Bernini alias Le Bernin comme le sculpteur de la Vérité, à l'exclusion de toutes les autres œuvres ? A ce stade, j'avoue que je n'en sais rien. Il serait peut-être bon d'aller y voir de plus près : quel enseignement nous apporte cette Vérité ?
La Vérité est l'une des quatre Vertus représentées dans ce mausolée. La Charité et la Vérité sont mises en avant, la Prudence et surtout la Justice se retrouvent presque dissimulées à l'arrière-plan (on ne les voit pratiquement pas sur la photo). La Vérité, à droite, est enveloppée dans la tenture, le pied posé sur le globe. Plus précisément, le pied de la Vérité écrase l'Angleterre. On y voit une allusion à la lutte d'Alexandre VII contre l'anglicanisme et le protestantisme. Dans les projets initiaux, l'allégorie était nue comme le voulait la tradition, mais le pape Innocent X Odescalchi, sous lequel le monument fut achevé, demanda au Bernin de voiler ce sein qu'il ne saurait voir. " Bernin imagina, écrit Martine Vasselin,* un voile de bronze lui couvrant la poitrine qu'il fit peindre en blanc pour s'harmoniser avec le marbre de la statue déjà sculptée."
La même chercheuse, dans un article analysant les fonctions et l'histoire de cette allégorie de la Vérité, en présente une des premières figurations dans L' Iconologie de Cesare Ripa (1603) :
Ripa décrit la Vérité comme " une très belle femme nue, qui d'une main tient en hauteur le soleil et de l'autre un livre ouvert et une palme et a sous le pied droit le globe du monde. La Vérité est une habitude de l'âme disposée à ne pas faire dévier sa langue de l'être droit et propre des choses dont elle parle et écrit, n'affirmant que ce qui est et niant ce qui n'est pas, sans changer d'idée. Elle est représentée nue pour signifier que la simplicité lui est naturelle. Elle tient le soleil pour indiquer que la Vérité est amie de la lumière. Le livre ouvert fait allusion au fait que c'est dans les livres que l'on trouve la vérité des choses. La palme ne peut signifier que sa force puisque, comme on sait, le palmier ne cède pas sous le poids, de même que la Vérité ne cède pas aux choses contraires, et même si beaucoup le dépouillent, néanmoins il s'élève et croît en hauteur [...] Le monde sous ses pieds dénote le fait qu'elle est supérieure à toutes les choses du monde, et de plus qu'elle est précieuse ; de là vient que Ménandre la dit habitante du ciel, seule à jouir d'une place entre les dieux ".
Avant le mausolée papal, Le Bernin avait déjà sculpté entre 1646 et 1652 une Vérité révélée par le temps, lors d'une période noire où il avait dû subir la destruction de son campanile à Saint-Pierre de Rome.
"Le premier " concetto " dessiné, le Temps planant en vol au-dessus de la Vérité couchée et qu'il semblait dévoiler, éveiller et délivrer, se révéla impossible à traduire dans le marbre. Dans un marbre poli comme un miroir, de coloration chaude, la Vérité du Bernin est une figure jeune et sensuelle, souriante et comme ravie, le visage ouvert et tourné vers une source lumineuse prévue en hauteur, le corps souple et charnu ; elle semble avoir été tout juste révélée au regard par le déplacement de la lourde draperie vrillée qui la dissimulait. Abandonnant l'idée de garder cette figure pour son propre usage, Bernin tenta, par l'intermédiaire du duc de Bracciano, Paolo Giordano Orsini, de s'en faire passer commande par le cardinal Jules Mazarin, pensant sans doute que sa Vérité pourrait constituer un riposte aux mazarinades et aux attaques des Frondeurs contre le ministre ; mais la tractation n'aboutit pas."
Dans ma quête sur le net pour trouver des représentations de la Vérité, j'ai découvert que cette statue du Bernin avait aussi attiré l'attention de Philippe Sollers. J'ai écrit récemment (voir Le Charcutter et le Bateleur) sur l'ambivalence que m'inspire la figure de Sollers, ce que je résume d'une certaine manière dans l'arcane du Bateleur, qui me semble le mieux le caractériser. Le Bateleur, première lame du Tarot, montre le chemin, et il n'est pas anodin qu'on le surprenne sur cette photo du 11 décembre 2007 en présence de la Vérité du Bernin :
Il est curieux de voir ensemble, gravitant autour de la même sculpture, Bonnefoy et Sollers, quand on sait que ce dernier eut des mots plutôt durs envers le poète : "Plutôt Picasso que Bonnefoy." Phrase d'autant plus absurde (un écrivain et un peintre peuvent-ils être comparés ?) que Bonnefoy a consacré des essais à Picasso, en qui il voyait un artiste majeur. J'incline à penser que Sollers est au fond jaloux de la reconnaissance universitaire et internationale de Bonnefoy (une simple recherche Google sur les deux noms donne 387 000 résultats pour Sollers et 479 000 pour Bonnefoy).
Bon, ceci dit, je n'ai guère répondu à la question posée au début de ce billet : pourquoi la Vérité du Bernin surgit-elle au point final des Sept feux ? Il faudra y revenir.
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