Le jour de la sainte Ursule

Publié le 21 octobre 2017 par Christinedb

Il n'avait pas fait plus de 5° pendant la nuit mais le soleil commençait à percer le brouillard qui montait de la vallée de la Meurthe. Je longeais une vigne qui n'avait plus une grappe depuis plusieurs semaines. Au bout du chemin, j'aperçus l'asile de Maréville et c'est là que je vis le facteur avec sa besace qui semblait silourde! non pas de son poids réel mais de ces lettres et de ces cartes dites de correspondance venant du front, remplies de bonnes et surtout de mauvaises nouvelles. C'est lui qui m'informe que nous sommes le jour de la sainte Ursule et le 21 octobre 1914.

Je ne connais pas ce chemin, mon grand père Gustave ne m'y a jamais emmené, il y a pourtant vécu une dizaine d'années et jusqu'à ses 13 ans. L'asile de Maréville était réservé aux aliénés, Jules Druesne y était secrétaire du Responsable de l'établissement. Toute la famille - sa femme Cécile, sa belle-mère Marie-Louise et Gustave son plus jeune fils - vivait donc à coté de la maison du directeur. Jules est parti depuis le 31 juillet.

Je demande au facteur s'il a une lettre pour Cécile, il fronce les sourcils d'un air soupçonneux, qui suis-je avec mon allure de garçon, mes cheveux courts à me promener " en cheveux " sans chapeau? Je lui explique que je suis l'arrière petite fille de Cécile et Jules, que je vis plus de 100 ans plus tard. Il me regarde avec des yeux comme des soucoupes mais semble accepter mon histoire. Oui il a une carte et une lettre pour Cécile. Je l'accompagne...

Nous sommes devant le pavillon du Directeur et j'aperçois Cécile, mais je ne vois pas Gustave... mais bien-sûr! nous sommes mercredi, il est donc à l'école. Je m'éloigne un peu et laisse le facteur lui porter les missives tant attendues, ils se disent quelques mots que je n'entends pas puis je vois s'éloigner le préposé des postes. Je suis là pour parler à Cécile, mais je la laisse lire ses chers courriers avant de me diriger vers son logement.

J'ai vu son visage changer entre le moment où elle a vu le facteur arriver et l'ouverture de son courrier, d'abord anxieux, puis impatient et enfin un sourire à la lecture. Je m'approche, elle est, elle aussi surprise de mon allure mais comme le facteur se laisse convaincre par ma visite d'une autre époque. Un peu émue de rencontrer son arrière petite fille, elle hésite à me poser des questions sur son futur et sur celui qui occupe ses pensées. " Il a pensé à notre anniversaire de mariage, cela fait 23 ans que nous sommes mariés, il n'a jamais oublié de fêter ce jour là mon Jules. " " Mais " lui dis-je " vous vous êtes mariés le 7 octobre 1891 et non le 21! " " Ah, ma petite " me répond-elle alors que je fais une tête de plus qu'elle " le courrier n'est pas aussi rapide que je le souhaiterais, il faut compter environ deux semaines pour recevoir des nouvelles du front, du moins quand le courrier passe! Parfois, je reçois plusieurs lettres en même temps, mais il y a aussi des périodes sans rien, et là j'ai peur! " Je vois un voile de tristesse dans ses yeux " Il y a déjà tant de morts autour de nous. J'ai fait promettre à mon Jules de prendre soin de lui. Il me rassure à chacune de ses lettres en me répétant qu'il a de toute façon une bonne étoile. Je fais tout pour le croire, surtout que Gustave est encore bien jeune, il a eut 12 ans en mars et a encore besoin de son père! Robert lui est un homme maintenant, il est médecin militaire, je m'inquiète un peu moins pour lui car il est sur l'arrière pour soigner les blessés. " Je sens bien qu'elle cherche à se rassurer et par là même à me convaincre que tout va pour le mieux pour son fils aîné. " Jules est en ce moment dans le Pas-de-Calais, il vit des choses terribles, j'espère que cette guerre finira bien vite pour qu'il revienne près de nous " J'ai une boule dans le ventre en pensant à ce qu'elle va vivre très bientôt dont je ne dis mot, bien-sûr. De toute façon comment lui dire que cette guerre durera encore 4 ans... Elle change de sujet et cela m'arrange: " Si tu es là , je vais donc avoir des petits enfants? "dit-elle avec un sourire " oui, 2 garçons! et même des arrières petits enfants, nous sommes 6 garçons et deux filles et 14 arrières-arrières petits enfants, 9 garçons et 5 filles et une nouvelle génération commence à s'étoffer, ils sont déjà 8! En tous cas chez les Druesne, il y a beaucoup de garçons " " Mais " répond t-elle " sais tu que depuis 4 générations , les femmes de cette famille ne font que des fils? " Alors cela fera 5 générations sans filles " dis-je en souriant car on m'a cela raconté toute mon enfance. Ces informations lui donnent un peu le vertige, et lui font oublier un instant ses angoisses.

Mais je ne peux rester, je l'embrasse, avec l'envie de la serrer très fort pour tenter de lui donner du courage. Elle m'accompagne jusque l'entrée de l'asile et sourit pendant que je m'éloigne. Elle me suit des yeux quand je monte dans le bus qui attend sur la place. Ce n'est que lorsque le véhicule démarre qu'elle tourne les talons pour retourner dans son attente.

(Vous pouvez retrouver toutes les lettres de Jules sur ce blog)

Cet article a été rédigé dans le cadre du #RDVAncestral, un projet d'écriture, ouvert à tous, qui mêle littérature et généalogie. En savoir plus.