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# 260/313 - Lui apporter l'ivresse suprême

Publié le 31 octobre 2017 par Les Alluvions.com
Pierre Loti est bien l'un des plus grands écrivains voyageurs, l'émouvant poète de la nuit verte, le défenseur avisé du patrimoine, l'homme d'une étonnante sensibilité écologique bien avant l'heure. Mais je m'en voudrais de rester sur ce tableau quasi idyllique. Loti a aussi une facette moins avenante - et c'est un euphémisme.
On pourrait noter tout d'abord son antisémitisme, qu'il partage, c'est vrai, avec beaucoup de ses contemporains. La notice de Wikipédia cite son essai sur Jérusalem (1894) où il évoque « des vieillards à l'expression basse, rusée, ignoble » qui vivent « dans ce cœur de la juiverie » et des habitants marqués par l'« indélébile stigmate d'avoir crucifié Jésus ».
On pourrait continuer avec son soutien inconditionnel à la Turquie même quand celle-ci se rend coupable du génocide arménien. Même si Alain Quella-Villéger a bien montré, textes à l'appui, que les massacres ne furent pas niés par l'écrivain, force est de reconnaître qu'il les minimisa :
"De toute évidence, Loti a eu connaissance de ce qui s’était passé en Arménie mais il a cherché par tous les moyens à en réduire l’écho au moment où se décidait à Versailles le sort de sa «seconde patrie».
Plutôt que d’atténuer la responsabilité des Turcs dans les faits incriminés – ce qu’il fit souvent avec maladresse, son souci était d’assurer à la Turquie dans l’opinion publique française et francophone une image d’amitié et de dignité. Les événements ne lui rendirent pas la tâche facile."

(Extrait de : Pierre Loti, le pèlerin de la planète, 2ème édition revue et augmentée, Aubéron, février 2005)

# 260/313 - Lui apporter l'ivresse suprême

Pierre Loti à 14 ans.


Même si l'on pouvait faire abstraction de tout cela, il n'est que de faire retour sur nos deux textes de départ pour apercevoir derrière les superbes descriptions de nature toute l'idéologie d'une époque et d'une classe sociale. A ma connaissance, le récit de Prime jeunesse où il raconte donc son initiation amoureuse par une jeune Gitane n'a pas causé le moindre scandale. Pourquoi en aurait-il provoqué à une époque où le jeune bourgeois avait coutume de se déniaiser dans les maisons closes ? Folâtrer avec une bohémienne n'était pas plus transgressif que de perdre son pucelage avec une fille de joie dans un bordel de sous-préfecture. Mais la bohémienne n'a pas droit in fine à plus de considération que la prostituée.Cette belle Gitane a beau avoir une grâce de jeune déesse, des yeux de profondeur et de nuit, derrière lesquels se cachait  peut-être tout le mysticisme sensuel de l’Inde, elle n'en est pas moins la dernière des dernières, fille d’une race de parias, petite gitane voleuse. Ce dénivelé entre les deux jeunes gens n'en est pas moins la cause de son exaltation, le carburant de son excitation sensuelle. De ce qu’elle ne fût que cela, notre intime communion n’en devenait pour moi que plus suavement coupable ; avec mes scrupules d’alors, je trouvais très criminel, presque sacrilège, - mais si adorablement sacrilège ! - de m’être donné tout entier, en esclave, pour lui apporter l’ivresse suprême… Loti se donne le prestige de l'encanaillement, le maître joue à l'esclave et renverse le sens du don : ce n'est pas elle qui lui donne du plaisir mais lui, puceau par bonheur déjà expert, qui apporte l'ivresse suprême. L'arrogance elle aussi suprême, indemne de la moindre mauvaise conscience, éclate dans ces mots : sans doute elle avait deviné mes raffinements, qui étonnaient et charmaient sa sauvagerie. 
Oui, le très raffiné poète était aussi un homme qui portait nombre de préjugés de son temps. Cela n'enlève rien à la délicatesse de sa prose, mais nous met en garde contre toute admiration béate. Certains nazis étaient des esthètes, la grande culture ne protège pas de la barbarie. De ce constat terrible et à bien des égards désespérant, toujours garder souvenir.

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