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La recluse (2)

Publié le 01 juillet 2008 par Sophielucide

1.   Rencontrer mademoiselle Labûche (ça ne s’invente pas) est devenu un rituel quotidien. Elle y croit la petite et je compatis à son désir de me sortir de là. Elle est tellement certaine de détenir un cas, je suis sûre d’ailleurs qu’elle écrit sur moi, j’espère qu’elle ne va pas faire un transfert et tomber amoureuse … D’ailleurs elle veut comprendre aussi ce besoin chez moi d’ironiser sur tout, c’est ce qu’elle m’a demandé pas plus tard qu’hier. Mais aujourd’hui, subitement elle veut que je lui parle de ma mère et je n’ai qu’une envie à ce mot prononcé c’est lui tordre le cou.

« - Non.

-   Comment, non ? Vous ne voulez pas évoquer votre enfance ?

-   Non.

-   Savez-vous si vous avez été allaitée, au moins ? »

Non, mais je rêve là, elle a eu son doctorat en regardant Mireille Dumas ou quoi ? Je manque de m’étouffer de tant d’incompétence.

« - Je suis allergique au lait, ce n’est pas mentionné quelque part? » La panique se lit clairement sur son visage à présent et elle compulse mon mince dossier en grimaçant, pendant que je ris sous cape.

Voilà qu’elle me demande si je n’ai pas envie de lire à nouveau.

” Je ne veux rien vous cacher, Sophie. J’ai rencontré votre mari, hier.”Tiens! Ils feraient un beau couple tous les deux, bien installés dans leur normalité, c’est une idée à creuser.

” - Il m’a confié qu’avant, vous dévoriez littéralement les livres qui encombrent la maison entière

- Encombrent? Il a dit ça?

- Non, à vrai dire, c’est moi qui le dis, je résume sa pensée.

- Voilà qui est fascinant…

- Je retire ce mot, je vois bien qu’il vous gêne.”Elle se rend compte de son énorme bourde et je ris doucement. C’est pour ça que j’aime venir la voir, elle n’en rate jamais une…

“- Alors, qu’en dites-vous?

- De quoi?

- Reprendre la lecture

- Pas la peine

- La peine?

- Croyez-vous, docteur, que je lise pour me distraire?

-A vous de me le dire…

- Je n’ai ni besoin ni envie de lire

- Ecrire peut-être? Votre mari…

- Tant que vous lirez par dessus mon épaule, il n’en est pas question…

- Et si je vous procurais de quoi écrire avec l’assurance que cela resterait entièrement confidentiel?

- A voir”

Comme c’est étrange, elle a l’air encore plus heureux que moi! Evidemment j’ai joué la blasée, mais pas elle; elle jubile carrément à présent, comme c’est touchant!

Mais je dois bien avouer que depuis que j’ai réintégré ma cellule, je suis excitée comme une puce. Je vais pouvoir coucher sur le papier ce récit que je me fais chaque soir, chaque nuit, que j’ai peur chaque matin d’oublier, que je marmonne toute la journée, en tournant en rond. Quelle ivresse! Je l’aurais embrassé, Labûche ! Je lui aurais sauté au cou ! Je ne me suis pas sentie aussi  heureuse  depuis très longtemps. Aussitôt me viennent des larmes aux yeux. Ne pas penser à ce bonheur trop lointain qui me ramène à mon amant magnifique qui m’a quitté un soir d’été. Non, je chasse ces pensées, je ne vois plus son sourire, ni ses yeux, ni ses mains, je ne vois plus rien… Voilà, c’est malin.

Quand mon amour est mort, j’étais avec lui, à ses côtés. Il conduisait ; il faisait beau ce jour-là, on avait décapoté. J’avais posé ma main sur sa nuque, comme j’aimais à le faire. Je chérissais sa peau douce à cet endroit, je chantais à tue-tête, il souriait ; la route défilait, mon bonheur était total. Je me souviens de la chanson, des Rita Mitsouko « Cet amour, c’est comme ta vie, dans le besoin, l’urgence tu construis ;Cherche encore, ô mon amie
Mais comme c’est dur d’être communiqueur d’amour … » Et puis j’ai vu, j’ai bien vu son regard qui s’est échappé, d’un seul coup, comme ça ; la voiture a ralenti, jusqu’à l’arrêt total du moteur et de son cœur ; ça s’est passé comme ça et je n’en reviens toujours pas. Comme tout s’est arrêté, comme on passe en une minute du bonheur pur au pire cauchemar. Ma raison s’est enfuie avec lui, l’a accompagné pour un petit bout du voyage. Atterrir serait le trahir alors j’apprivoise ce qu’ils nomment ma folie mais qui n’est qu’au fond qu’un malheur sans cesse recommencé, tout ça parce que je ne suis pas faite pour le bonheur, même si je le connais par cœur, par son cœur qui nous a lâché tous les deux, en même temps.

La logique aurait voulu que je l’accompagne, on avait diagnostiqué depuis longtemps mon tempérament suicidaire. Mais non, j’en ai été incapable. Physiquement incapable ; j’ai essayé une fois ou deux mais c’était au dessus de mes forces et je me méprise un peu pour cela. La vie est plus forte que moi, plus forte que tout. C’est depuis ce moment que j’écris, c’est un peu comme un suicide qui n’en finit jamais, une douleur lancinante qu’on apprivoise et dont on ne peut se passer. La dépendance s’installe très vite. C’est ce que j’aime dans cet acte : d’abord il est insensé,  et puis il vous installe irrémédiablement dans la souffrance ; celui qui est heureux d’écrire doit faire rimer fleurs des champs et sentiments, un truc dans le genre ; pour moi c’est différent : je ne cesse de remuer mon stylo dans ma plaie pour trouver l’endroit exact où ça devient insupportable ; à ce moment seulement je suis à peu près sûre que ce que j’écris n’est pas totalement nul ; et encore, reste à relire et c’est encore plus déchirant. Quoi ? Vous doutiez de ma santé mentale ? Vous voyez bien maintenant que vous avez eu tort….


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