Le Pays dont on ne part jamais
On se souvient d’André Dhôtel, au moins du titre de cet ouvrage Le pays où l’on arrive jamais, gravé dans la mémoire de l’enfant qui lisait et que nous avons été (sans doute). Devenu adulte, on pense à L’Art de perdre comme d’un roman qui raconte l’inverse, qui nous raconte ce pays dont on ne part jamais vraiment, pays qu’on ne connaît pourtant pas, qu’on n’a jamais vu, jamais touché. Ce pays, c’est l’endroit des origines. Celui qui n’existe que dans les souvenirs d’une grand-mère très aimée, dans les objets dont elle s’entoure pour se protéger d’un pays, un autre, qui n’a pas su, ne sait pas accueillir : la France reçoit mal. La France parque dans des camps pendant des dizaines d’années, même les siens. Quand ce n’est plus possible, que ça n’a que trop duré, que la dignité a vraiment été trop visiblement bafouée, les grandes barres d’immeubles froides et vite détériorées remplacent les camps, l’ancien « domicile ».
Le lieu des souvenirs et des rêves, c’est la Kabylie. La crête. Naïma (personnage principal du roman et double très lointain d’Alice Zeniter) progresse dans la vie, parisienne, ancrée dans le monde mais aussi en proie aux doutes, aux questionnements permanents. Naïma, c’est la génération d’après, celle qui devait plus que tout « y arriver ». Naïma transporte sur sa tête, telle une porteuse africaine, une histoire familiale dont les zones d’ombres liées aux origines et aux circonstances de l’arrivée en France pèsent lourd (arrivée datant de 1962…).
Le grand-père de la jeune femme, celui qui a décidé le départ d’Algérie, n’est plus là pour parler. C’est un peu une légende, un colosse aux pieds d’argile qui quittera la vie dans la fureur : l’homme libérera au tout dernier moment son esprits de souvenirs inacceptables, les crachant à la face de ce monde-ci (soit précisément là où ils doivent rester). La grand-mère adorée ne parle pas français, ce qui rend les grandes conversations compliquées. Et le père de Naïma, l’ainé de dix enfants nés sur deux continents différents, a clairement fait le choix de l’oubli. On comprend ce père-là, au regard de la liberté de chacun de disposer de son propre passé : Alice Zeniter met cela en relief de manière virtuose. Naïma est libre. Elle décide de sa vie, avec tout ce que cela comporte d’erreurs, de faux pas et de décisions aux conséquences pleines de solitudes. C’est peut-être pour cette raison qu’elle n’en veut pas à son père, qu’elle ne lui reproche pas son incapacité à parler, sa quasi-surdité quand il s’agit d’évoquer l’Algérie. Il a choisi. Elle-même, Naïma, choisit. Les circonstances de la vie décident parfois pour nous, c’est ce que l’on croit, c’est ce que Naïma pense : ne créons-nous pas nous-mêmes, souvent, sans nous en rendre compte, les occasions et les contextes qui abriteront nos choix futurs ? Quoiqu’il en soit, Naïma serait de toute façon partie là-bas. Tôt ou tard. De l’autre côté de la Méditerranée. Malgré tout, malgré les effroyables peurs que l’idée de ce voyage porte en elle. Ce sera finalement son travail, l’art, qui la mèneront dans les pas de ses ancêtres.
Le voyage
Le chemin de vie de cette femme en quête de ses racines évoque clairement l’Histoire récente de la France, de la décolonisation et les conséquences catastrophiques de ce qui fut d’abord l’occupation d’un territoire, l’annexion en département d’un pays tout entier puis les évènements graves qui conduisirent à la guerre (pour résumer sommairement presqu’un siècle et demi). Celle d’Algérie, ses conséquences, le positionnement des uns et des autres, des familles, de nos familles à toutes et à tous est encore aujourd’hui beaucoup trop emprunt de silence. L’Art de perdre délie une parole, ouvre la voie (la voix ?) aux échanges : cette période dont la caractéristique principale encore aujourd’hui reste le sceau du silence est encore pour tous trop obscure.
L’Art de perdre rappelle que la vie est une successions de choix, d’appréhension de situations au sujet desquelles il peut s’avérer difficile d’être correctement éclairés, tout particulièrement en temps de guerre (mais qui la connaît, qui l’a vécue, la guerre, parmi les « jeunes » générations », aujourd’hui en France ?) ; quels sont les éléments dont disposait le grand-père de Naïma, quelle était la situation exacte du pays, de la région, la sienne quand il a décidé de ne pas être avec le FLN ? J’insiste sur le « ne pas être avec le FLN ». Je voudrais en dire plus, j’en dis déjà trop. Disons juste que le déracinement, les camps insalubres durant des années, la perte de tous ses biens, de son pays, sa langue, la catégorisation en harkis et tout ce que cette appellation soulève de conséquences sur plusieurs générations de la manière la plus injuste qui soit, peuvent être les conséquences de ce qui n’était, au départ, qu’une décision éclairée au regard des éléments à la disposition de celui qui l’a prise.
Dans le roman, la Famille, lointaine et proche à la fois, est prégnante. Tout le début, plus épique que la deuxième partie, plus distant, moins « quotidien » dans le style évoque notamment très habilement le groupe, les rites, la vraie vie ensemble loin de la solitude qui peut caractériser le monde occidental :
« Malgré le ressentiment, malgré les disputes, la famille opère comme un groupe uni qui n’a pas d’autre but que celui de durer. Elle ne cherche pas le bonheur, à peine un tempo commun et elle y parvient. (…) Ils sont comme les vêtements d’une même lessive qu’emporte le tambour de la machine à laver et qui finissent par ne plus former qu’une seule masse de textile qui tourne et tourne encore ».
En somme
L’Art de perdre est un roman non pas nécessaire mais obligatoire, un roman transgénérationnel, sociétal : un grand roman. C’est pour moi le roman de la France d’aujourd’hui, celle de 2017 (aussi pour d’autres raisons que celles évoquées ici mais que je ne vais pas développer). Le poème d’Elisabeth Bishop intitulé L’Art de perdre et auquel, donc, Alice Zeniter a emprunté le titre du livre, s’achève sur ces vers :
« J’ai perdu deux villes, de jolies villes. Et, plus vastes,
des royaumes que j’avais, deux rivières, tout un pays.
Ils me manquent, mais il n’y a pas eu là de désastre. »
Naïma, elle, n’achève pas sa quête, elle n’arrête pas le mouvement. Ce pays d’où vient sa famille, elle l’aura finalement vu de ses yeux, bien qu’il n’ait plus grand chose à voir, justement, avec cette femme qu’elle est devenue. Naïma vit. Et c’est ainsi que se finit le roman : dans un élan, sur une continuité, celle d’une recherche vivante de parole dans la pudeur. Ce livre est une ode à la construction de soi par soi-même ; les nôtres, nos amis, ceux qui nous ressemblent sont là, bien réels eux aussi. Mais la liberté de savoir, de chercher, de se taire, de dire, d’être, de vouloir, de grandir, de voir la réalité : tout ça ne regarde que celui ou celle qui entreprend d’avancer.