# 263/313 - Total recall ou Le poisson d'or

Publié le 03 novembre 2017 par Les Alluvions.com
"Ce monde est une prison de mort dans laquelle le Démiurge nous a enfermés. Dix-neuf siècles plus tard, Philip K. Dick écrira le compte rendu le plus clair et le plus concis de ce en quoi peut consister l'expérience d'un véritable disciple du Sauveur. C'est-à-dire les sensations d'un homme qui aura vécu, dans un précipité bouleversant, l'anamnèse de sa véritable nature et l'expérience du faux monde dans lequel le lequel le Démiurge nous retient prisonnier."
Pacôme Thiellement, La victoire des Sans Roi, p. 48
S'il est un écrivain contemporain important pour Pacôme Thiellement, c'est bien Philip K. Dick. Dont toute l’œuvre s'inscrit pour lui dans la continuité des écrits gnostiques (qu'il préfère donc appeler les Sans Roi). Il faut préciser maintenant un peu ce que fut cette anamnèse chez Dick. Je m'appuierai pour cela sur un texte du philosophe anglais Simon Critchley, paru à l'origine dans le New York Times du 20 mai 2012.
"Tout tourne autour d’un événement que les « Dickheads* » évoquent par l’expression « le poisson d’or ». Le 20 février 1974, à la suite d’une visite chez le dentiste qui lui avait administré une dose de thiopental sodique afin de traiter une dent de sagesse incluse, Dick reçut un choc puissant qui prit la forme d’une incroyable révélation. Une jeune femme vint lui porter dans son appartement de Fullerton, en Californie, un flacon de comprimés analgésiques. Elle portait une chaîne dont le pendentif était un poisson d’or, un ancien symbole chrétien qui avait été adopté par le mouvement de contreculture lié à la figure de Jésus à la fin des années 1960.
Le poisson, d’après Dick, commença à émettre un rayon de lumière dorée et Dick fit soudain l’expérience de ce qu’il appela, avec un clin d’œil à Platon, l’anamnèse : la réminiscence ou ressouvenir complet (total recall) de la somme toute entière de la connaissance. Dick affirmait avoir accès à ce que les philosophes nomment faculté « d’intuition intellectuelle » : la perception directe par l’esprit d’une réalité métaphysique existant au-delà des écrans de l’apparence. Depuis Kant, de nombreux philosophes ont répété avec insistance qu’une telle intuition intellectuelle n’était accessible aux humains que sous la forme d’un obscurantisme frauduleux, habituellement une expérience religieuse ou mystique, tel Emmanuel Swedenborg et ses visions de l’armée des anges. C’est ce que Kant désigne par un terme allemand charmant, « die Schwärmerei », une sorte d’enthousiasme bourdonnant, où le sujet est littéralement en-thousiasmé par le Dieu, o theos. Balayant d’un brusque revers de la main les prudentes frontières et restrictions que Kant avait attribué aux différents domaines de la raison pure et pratique, au phénoménal et au nouménal, Dick revendiqua une intuition immédiate de la nature fondamentale de ce qu’il nommait « vraie réalité ».

Robert Crumb a raconté en bande dessinée l'expérience de Philip K. Dick, Source : Métal Hurlant n° 120 - 06/1986 (BD publiée en V.O dans la revue Weirdo #17 en 1986) Pour voir la BD entière, voir le site Artemusdada


Le texte entier de Critchley est passionnant, et il est fort possible que j'y reviendrai quelque jour, mais pour l'instant c'est au livre de Thiellement qu'il faut faire retour, et précisément page 208 où il développe l'idée que les Sans Roi ne voulaient pas être connus. Aucune mention, écrit-il, de Simon, de Saturnin, de Basilide ou de Valentin dans les textes retrouvés à Nag Hammadi. Les gnostiques ne sont connus que par les réfutations de leurs adversaires chrétiens. "Les plus extraordinaires, poursuit-il, sont ceux dont ils se souviennent et sur lesquels nous n'avons que peu d'indices : Shams pour Rûmî ou Nizhâm pour Ibn Arabi [les soufis pour PT sont aussi des Sans Roi]. Philip K. Dick est extraordinaire, mais l'extraordinaire de l'extraordinaire, c'est la jeune fille aux cheveux noirs et au pendentif de poisson doré qui vint lui remettre l'antalgique buccal et qu'il ne retrouva jamais."
Le mot qui fait signe pour moi dans ce passage c'est antalgique. Rappelez-vous cet extrait de La Recluse : "- Mais vous êtes où ? - Ben, je suis à Bourges, moi.
- A Bourges ?- C'est que dès que je peux, je cherche un point sur la carte de France, et j'y vais. C'est pour la position antalgique, vous comprenez.- Pardon ?- La position antalgique. Les bras accrochés au volant, les pieds sur les pédales, je ne sens presque plus mon arthrose. Je voudrais vivre au volant, moi." (p. 251, c'est moi qui souligne) Mais peut-être aurais-je abandonné cette résonance vargasienne si je n'avais pas lu dans la page d'en face, page 209, cette phrase :
" Celle-ci [la revendication imprescriptible des droits de l'existence poétique sur l'horreur du monde profane] passait par la prise au sérieux de leur parole [celle des "fous qu'on enferme"], même si cette dernière voyageait dans un "cosmos à pièces locatives"ou dans des souterrains historiques aussi hypothétiques que celui qui relie le Palais de Justice au square du Vert-Galant."
Le fameux square du Vert-Galant avec lequel j'avais tissé des liens avec ma propre Fiction-1967.
Mais le plus extraordinaire, je ne l'ai pas vu tout de suite. Entre l'antalgique et le Vert-Galant** se logeait une figure encore plus cruciale. Ce sera pour demain.
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* Littéralement « Têtes de bite » (le terme dick désigne familièrement le sexe masculin). Les inconditionnels de Philip K. Dick se surnomment ironiquement et affectueusement ainsi.
** Je remarque en passant que le galant est anagrammatisé dans les premières lettres de l'antalgique.