"Tout ce passé embrouillé, intriqué, entassé dans la forme d'une ville, il suffit de prendre le bon fil et de tirer très délicatement pour le dévider."
Olivier Rolin, Tigre en papier, Seuil, 2002, p. 22.
Peu après après m'être frotté à la pelote d'algues d'Adamsberg, j'emprunte à la médiathèque le numéro de juin-juillet-août 2017 de la revue Europe consacré pour partie à Olivier Rolin.
Je n'ai lu que quelques livres d'Olivier Rolin, mais j'en ai chaque fois aimé la lucidité un peu désenchantée, le regard ample de quelqu'un qui n'a jamais sillonné la planète en touriste, et avant tout la langue, conjuguant virtuosité et rugosité. Europe est riche en textes très éclairants et stimulants sur les nombreuses facettes de ce qui apparaît déjà comme une œuvre, même si Rolin n'a pas encore conquis le grand public (et il est hautement probable que la situation va perdurer). Cela m'a conduit à lire son livre peut-être le plus connu : Tigre en papier. Histoire d'un type, comme il le dit lui-même, qui tourne comme un malade la nuit sur le périphérique, en compagnie de la fille de feu Treize son meilleur ami, à qui il raconte leur tumultueuse jeunesse de militants de la Cause, une organisation presque secrète qui voulait préparer la Révolution. Fin des années 60, où les idéaux vont se fracasser sur les récifs du réel, entre grotesque et poésie brute, bêtise et romantisme, pour reprendre des termes de la quatrième de couverture rédigée par Rolin lui-même.
Le livre est puissant, mais je n'en aurais peut-être rien consigné si plusieurs échos aux thèmes étudiés ici ne s'étaient manifestés. Le premier écho fut une évocation de Che Guevara, dans la revue puis dans Tigre en papier, alors même que j'avais prévu d'insérer dans l'épisode du 8 octobre de ma Fiction-1967 une allusion à la capture ce jour-là du guérillero égaré en Bolivie :
"Le Che n'était pas un écrivain, d'accord, mais tout de même la dernière phrase de son carnet, "nous sommes partis à dix-sept sous une lune très petite", c'était aussi parfaitement beau que la dernière phrase de Rimbaud,"dites-moi à quelle heure je dois être transporté à bord", non ?"
C'est en 1967 qu'Olivier Rolin rencontre - et ce sera la première et la dernière fois - Louis Althusser, icône alors des intellectuels marxistes.
1967 qui apparaît encore au détour d'une phrase : " Voici, tu es assis dans l'entrée d'un appartement qu'un ami t'a prêté dans une de ces HLM de brique de la porte d'Orléans, on est en ...67, peut-être. Tu es assis à une table, et tu écris un tract. Ça risque d'être le tract le plus long de toute l'histoire de l'agit-prop' (...)" (Et au même moment, sur la télé que tu suis en alternance avec ta lecture, comme tu as parfois la mauvaise habitude de le faire, le documentaire de Philippe Béziat sur Jacques Prévert montre le poète, cibiche obstinément vissée à la lèvre inférieure, pratiquer au début des années 30 l'agit-prop' avec le groupe Octobre).
Mais ce qui est le plus prégnant, le plus récurrent, c'est le motif de la pelote embrouillée : " En circulant autour de Paris, "énorme poupée de ténèbres faite d'histoire tassée, effondrée sur elle-même, [...] la ville est la pelote en quoi se nouent et se serrent des millions de fils, vies présentes et passées, vécues et rêvées, quelque part dans cette matière inextricable il y a mon histoire à moi et celle de Treize, et toutes les autres qui étaient tressées aux nôtres (...)." Et encore un peu plus loin : " Tout ça trop embrouillé. Mais c'est la vie qui est ainsi, Marie, cette pelote emmêlée."
Dans la revue Europe, l'un des auteurs (je ne sais plus lequel, je n'ai pas noté le nom et j'ai rendu le numéro) a noté la proximité avec Borges :
"(...) la multiplicité des thèmes qui s'entrecroisent, des nœuds que chaque phrase serre. C'est la densité des bifurcations dans le labyrinthe de l'écrit."
Labyrinthe que nous n'avons pas fini d'explorer...