Chemin faisant (165)
Heureux les Terriens.- La Casa Toscana Podere Poggiosecco se dresse sur une éminence isolée qu’on atteint par un chemin pierreux, à deux kilomètres du bourg médiéval de Cetona, et là règne le silence bruissant de la seule nature: voici la grande ancienne ferme à pierre de taille et formidables poutres, et la cassine rose attenante, à l’écart desquelles un chemin se dirige vers la cahute verte d’un poulailler où qui s’en approche est accueilli par le concert soudain de la volaille, faraone en tête, j’veux dire dans la langue de Rabelais: pintades à grands caquets !
Mais qui le leur coupera ? Qui fera taire ces volatiles endiablés ? Qui nous servira ce soir un rôti de pintade au four sur lit de patates douces !
Pas moi ! S’exclame Paola. Ni moi ! renchérit Paolo ! Alors quoi ? Paysans de salon ? Poulailler d’apparat ? Pas du tout, mais il est vrai que la sensibilité retient parfois l’usage du coutelas...
Du rite paysan aux batteries industrielles.- Son premier menu de cuisinier par passion, Paolo l’a réalisé en sa neuvième année, conseillé par sa mère. Mais plus que de rigides procédés répétitifs celle-ci l’enjoignait : «Essaye ! goûte ! taste ! » Et c’est ainsi que de sa dixième à sa soixantième année Paolo n’a cessé d’apprendre, d’essayer, de goûter, de taster, d’improviser tout en menant une carrière de journaliste économique avant de se retirer en ce haut-lieu de convivialité sans chichis.
Or l’économie ancestrale de la culture terrienne fait partie de son savoir acquis, et je me rappelle, à la longue table de bois blond jouxtant l’âtre ancien, les mots terribles de Guido Ceronetti, dans Albergo Italia, visant l’extension de la malbouffe et son empire industriel, notamment dans ce temple avili de la consommation qu’est devenu Venise : « On mange partout à Venise et très mal. Il reste peut-être à peine un ou deux restaurants qui tiennent le coup face à la marée humaine et qui, à grand-peine, offrent encore de laqualité; les autres sont l’abomination de la désolation. La stupidité touristique se révèle d’un coup, infailliblement, dans l’omnivorisme acritique, dont profite cruellement l’arnaqueur de l’assiette bien remplie. Le Japonais qui croit manger du poisson frais de l’Adriatique se voit servir du surgelé issu de l’industrie portuaire de son propre pays après qu’on l’a traité au cobalt à peine sorti de l’eau »…
Et le même Ceronetti, végétarien mais respectueux de la cuisine traditionnelle sacrifiant l’animal pour la survie du clan humain, dans un cycle équilibré, de vitupérer de la même façon l’élevage monstrueux des sœurs, cousins et cousines des pharaonnes à plumes et plus ou moins fiers ergots…
En attendant le Messie.- Les pintades n’attendent pas le Messie, à ce que je sache en tout cas, mais quand les faraone ont faim cela fait du potin. Nous autres qui sommes plus humains, donc plus compliqués, nous attendons un peu tout et n’importe quoi, le retour d’un Sauveur à géométrie variable ou le fameux Godot qui tarde décidément à venir faute d’avoir trouvé l’entrée des artistes - mais en janvier prochain l'on présentera Fin de partie de Beckett au Teatro Signorelli de Cortone...
Dans l’immédiat nous n’attendrons pas de déguster le tiramisù de Paola, même s’il lui faudrait un peu plus de temps, au dire de celle-ci, pour acquérir sa consistance parfaite.
Le dernier petit livre du Maestro s’intitule Messia. Il ne traite pas de révélation céleste culinaire mais de notre attente d’un salut que nous savons hautement improbable et dont la seule attente, pourtant, nous sauve de la bestialité destructrice propre à notre espèce.
« Je ne l’attends pas, écrit Guido Ceronetti, il ne me semble pas l’avoir jamais attendu, mais il reste pourtant dans l’armoire des espérances aveugles, les seules qui vaillent, et jamais je n’en jetterai la clef »…
Petite armoire universelle, Messia livre ses trésors au petit nombre de lecteurs qui échappent à la meute, mêlant poèmes anciens ou récents du Maestro lui-même et citations de messagers « messianiques » multiples défiant notre condition mortelle de leurs seuls mots, du prophète Isaïe au bon docteur Tchékhov en passant par Ionesco et Joseph Conrad, Rimbaud et Buzzati ou Joyce Mansour, entre trente-trois autres.
Et la saveur divine (ou disons demi-divine, enfin quoi !) du tiramisù de Paola me rappelle cette dédicace que m’a faite naguère le Maestro sur mon exemplaire d’Insetti senza frontiere: "Nulla, nessuna forza può rompere une fragilità infinita"...