"En Inde, Le Corbusier avait retrouvé Zoroastre. Ainsi parlait Zarathoustra : un livre pour tous et pour personne que Jeanneret avait lu dans sa jeunesse, bien avant qu'il ne se métamorphose en un Corbu. Il l'avait acheté à vingt ans, en 1908. Et il avait été frappé par cette figure qui descendit seule des montagnes, comme il fera des siennes pour affronter Paris et le monde entier et pour y prêcher. [...] Il y trouvait l'expression de ce don de soi qu'il fallait nécessairement qu'il accomplisse pour qu'un futur collectif advienne, la première formulation de ce messianisme dont il sera porteur. Et dans le chapitre intitulé "De la victoire sur soi-même" : "Partout où j'ai trouvé ce qui est vivant, j'ai trouvé de la volonté de puissance. Et que soit brisé tout ce qui peut être brisé par nos vérités ! Il y a encore bien des maisons à construire ! Ainsi parlait Zarathoustra." Souvenons-nous de sa lettre à Ritter, octobre 1918 : "Dans la vie, il y a deux sortes d'hommes : les dominateurs, les toujours plus forts que tout, et les autres. Et je ne veux point me laisser couler à être des autres." Et plus loin : "J'arrivai comme le Messie." Notez que Le Corbusier est né dans la trente-troisième année de Charles-Edouard Jeanneret, à ce qu'il est convenu d'appeler l'"âge du Christ"."
François Chaslin, Un Corbusier, Seuil, 2015, p. 486-487.
Dans les dominateurs, on aurait pu ranger tout aussi bien Henri-Georges Clouzot, dont la réputation de tyran était plus que notoire. Le scandale Clouzot montrait bien les relations de sado-masochisme qu'il entretenait avec sa femme, l'actrice Véra Gibson Amado, dont il s'accuse lui-même dans ses carnets de la mener à la folie et à la mort. Sa mort par crise cardiaque qu'il filmera dans Les diaboliques en 1955, anticipant celle qui la conduira dans la tombe le 15 décembre 1960, un mois après la sortie du film La Vérité, quinze jours avant de fêter ses 47 ans (Philippe Jaenada évoque Véra Clouzot dans La serpe, au moment du tournage du Salaire de la peur en Camargue, où elle joue " la prostituée Linda (son mari la fait avancer à quatre pattes sur le sol du bistrot où elle passe la serpillière, le décolleté béant sur les seins, et Montand, qui l'appelle d'un claquement de langue, lui caresse la tête comme à un chien ; il n'y a rien de cette sale condescendance machiste dans le roman))*.
C'est aussi à trente-trois ans, pendant l'Occupation, que Clouzot parvient à acquérir une position de pouvoir considérable, quand il est choisi par Alfred Greven, le directeur de la Continental-Films - société de production créée par les Allemands pour produire des petits films légers -, pour prendre la tête du département scénario. Ce qui n'empêchera aucunement Clouzot de réaliser un film bien éloigné des prescriptions de Goebbels, Le Corbeau, un bijou de noirceur sorti en 1943, reprenant un fait divers authentique qui s'était déroulé à Tulle de 1917 à 1922, une épidémie de lettres anonymes qui avait provoqué une atmosphère délétère de suspicion générale dans toute la ville. Clouzot avait été accusé par une partie de la Résistance de dénigrer le peuple français, aussi le film fut-il interdit à la Libération et lui-même condamné à deux ans d'interdiction de tourner, jugements révoqués en 1947.
Le dernier paragraphe du livre de François Chaslin ne fit que me confirmer la proximité entre les deux hommes :
"A la fin des années cinquante, deux décennies après ses Méditations sur Don Quichotte, José Ortega y Gasset avait constaté que "l'on oublie trop que l'homme est impossible sans imagination, sans capacité à s'inventer une figure de vie, à idéaliser le personnage qu'il va devenir. Original ou plagiaire, il est son propre romancier". C'est paru dans Historia como sistema. Ce qu'ayant lu, Malcolm Lowry avait repris en d'autres termes dans une nouvelle publiée en 1961, quatre ans après sa mort : "La vie d'un homme ressemble à une fiction qu'il invente en chemin." Exactement ce que fit Charles Edouard Jeanneret, en tout cas depuis qu'il avait changé de nom, à l'âge du Christ. Depuis que l'homme fragile qu'il était, à cet homme nu, maigre et borgne qui n'aimait pas son corps, qui n'aimait pas la chair, il avait substitué le corbeau, totem qu'il s'était choisi. Depuis qu'il s'était façonné un masque, cette figure rigide, construite avec acharnement, avec génie parfois : "une entité, un homme devant moi". Avec ce trop de sérieux, ce dogmatisme, ces lunettes à monture noire, cette angoisse obsessionnelle qui le tenait. Et Ritter** l'avait bien senti :"Quand le Corbusier a trouvé la forme d'un récit, c'est pour une fois pour toutes. Il ne s'écartera plus jamais d'un premier récit." (p. 490)
Proximité ne veut pas dire identité. Clozot et Corbu diffèrent évidemment par bien des points, mais tous les deux furent des hommes fragiles au tout départ : Clouzot qui rêve d'être marin est privé de l'École navale à cause d'une myopie de l'œil gauche ; engagé par le chansonnier René Dorin il est plutôt malmené (" Nous trouvions ce Clouzot laid, raconte l'acteur Marcel Dalio, avec son allure de bossu un peu grand et nos rapports avec lui se réduisaient à ces quelques phrases : "Tiens, va nous acheter de la bière !". Ou bien : "Alors, petit con, tu en as mis du temps pour un paquet de cigarettes !" ") ; et surtout, en 1934, à 26 ans, il est atteint d'une tuberculose pulmonaire qui le conduit pour quatre longues années dans un sanatorium, frôlant de peu la mort.
Et quand à l'angoisse obsessionnelle, elle le tenait tout aussi bien que Corbu, comme en témoigne superlativement toute son oeuvre, comme on en trouve la trace dans ses carnets, où il évoque ces pensées qui se résolvent toujours en angoisse :
Le Corbusier meurt le 27 août 1965, à l'âge de 77 ans, à la suite d'un malaise cardiaque au cours de sa séance quotidienne de natation,plage du Buse, située près de son cabanon, à Roquebrune-Cap-Martin.
" Comme Véra, rapporte Pierre-Henri Gibert, Henri-Georges doit être opéré à cœur ouvert, suite à un œdème pulmonaire en novembre 1977. Inès Clouzot découvre son époux mort, peu de temps après, allongé sur le sol de son bureau alors que les enceintes de sa super chaîne stéréo diffusent La Damnation de Faust de Berlioz. Il tient la partition à la main, ouverte page 348 :
" Tout me paraît en deuil
Alors, ma pauvre tête se dérange bientôt.
Puis se glace aussitôt.*** "
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* Ce bougre de Jaenada m'influence fâcheusement : voici que je mets moi aussi à foutre des parenthèses dans les parenthèses.
** William Ritter (1867-1955), homme de lettres suisse d'origine alsacienne, installé en Bavière lorsqu'il fait la connaissance du Corbusier, critique littéraire et musical, homosexuel, romancier dans la mouvance du symbolisme, ami de Pierre Loti. Sa correspondance avec Le Corbusier est parue en 2015 :
*** Dans cette biographie, Pierre-Henri Gibert note l'importance de son oncle, Henri Clouzot, figure la plus marquante de sa famille, conservateur du musée Galliera à Paris, esthète, promoteur de l'art tribal en France, critique de films. C'est chez lui qu'il est hébergé à dix-huit ans, ce qui lui permet de suivre les cours de l'institut libre des sciences politiques et la fac de droit. C'est en somme le fameux oncle Henri du Club des Cinq de Philippe Jaenada...