Produit de la spéculation immobilière sauvage et de la téléréalité, l’Ubu «réel» de la Maison Blanche a suscité son contraire virtuel dans la percutante fiction de Designated survivor. De Woody Allen et Gore Vidal aux séries les plus créatives, des «effets de réel» pimentent la critique des pouvoirs et autres formes d’aliénation. La fiction au secours du réel ? Ou le contraire ? Et si tous deux fusionnaient dans le monde actuel ?
Chronique de JLK
Que s’est-il réellement passé ce soir-là, au cinéma Jewel, lorsque le bel aventurier Tom Baxter est sorti de l’écran pour venir au secours de la tendre Cecilia malmenée par sa brute de conjoint - lui-même victime de la crise économique – et rêvant d’un monde meilleur, si possible plus romantique ?
La question, posée par Woody Allen dans La Rose pourpre du Caire, datant de 1985, rebondit à la lecture de Duluth, roman satirique de Gore Vidal paru deux ans plus tôt et jouant lui aussi sur la confusion entre réalité et fiction puisque ses personnages, inspirés par les figures principales de la série Dallas, évoluent à la fois à l’écran et dans la réalité en 3D de la ville de Duluth.
Phénomène nouveau ? Pas vraiment, puisque le poète-politicien Dante Alighieri multiplia lui aussi les «effets de réel» dans La Divine Comédie, usant notamment du name dropping six siècles et des poussières avant Michel Houellebecq, et fourrant parfois certains de ses contemporains toujours vivants, qui l’avaient plus ou moins chicané en politique, dans tel cercle de l’enfer ou sur telle corniche du purgatoire.
Pourtant on ne saurait confondre le poème de Dante avec un reportage sur son époque, ni comparer ses terribles jugements sur ses semblables, jusqu’aux plus hauts placés sur les trônes ou sous les tiares papales, avec l’imagerie pourtant virulente des séries italiennes récentes Gomorra ou Suburra. Il en va évidemment du prodigieux compactage du fichier informatique, si j’ose dire, représenté par la Commedia, combinant tous le savoirs de l’Antiquité et du Moyen Âge dans la perspective d’un triptyque lyrico-théologique à valeur de somme édifiante.
Cependant on n’est pas obligé de vénérer ce Monument à genoux. On peut aussi lui tourner autour et voir comment s’agencent son scénar, sa mise en scène oscillant entre le Metropolis de Fritz Lang et les déconstructions à la Fellini, ses dialogues et tout le toutim.
Arts « majeurs » et genres « mineurs » en mutation
Il fut un temps, pas si lointain, où les élites culturelles en général, et littéraires en particulier, notamment en France académique et plus ou moins snob, se penchaient avec dédain sur les production de la culture dite populaire, classant à part les genres «mineurs», du roman policier à la science fiction ou, comme un résidu vulgaire du 7e art, les séries télévisées.
Bien entendu, l’on se gardera de la démagogie au goût du jour qui voudrait qu’une BD tirée de L’Odyssée fût comparable à l’original. La série à venir tirée de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, premier best-seller mondial de Joël Dicker, sera-t-elle seulement à la hauteur de l’original ? Wait and see.
Reste que, depuis la série Twin Peaks, co-signée par David Lynch, le genre présumé mineur a pris du galon en matière de créativité, tant du point de vue de la dramaturgie que du filmage, des thématiques et des dialogues. Comme Hollywood a bénéficié jadis des services d’écrivains de haute volée (un Faulkner, entre tant d’autres) et d’équipes de pros de plus en plus ferrés dans tous les domaines de la réalisation, certaines chaînes de télévision américaines (notamment HBO) ont osé parier pour la qualité et l’originalité, qui nous ont valu The Wire (À l’écoute), exceptionnelle plongée d’une docu-fiction dans les strates sociales d’une grande ville (Baltimore) ou Les Soprano et True detective, séries policières qui laissent loin derrière elles les feuilletons plan-plan à la Julie Lescaut et autres Navarro, entre tant d’autres.
Même tributaires de l’audience, les séries les plus intéressantes (il doit bien y en avoir une ou deux centaines sur des milliers), tant aux States qu’en Grande-Bretagne ou dans les pays nordiques, en arrivent parfois à surclasser la production cinématographique, où les pépites ne sont pas moins rares.
Or ce nouveau bouillon de culture me semble intéressant à considérer, aussi, de par son impact sur les nouvelles générations, pour sa fonction critique en matière d’observation sociale ou psychologique autant que pour ses virtualités en matière d’invention formelle. Tout près de nous, un cinéaste comme Jean-Stéphane Bron (dont le mémorable Cleveland contre Wall street pourrait être le « pilote » d’une série développée), ou des écrivains tels Quentin Mouron, Antoine Jaquier ou Sacha Desprès, et les nouveaux auteurs du polar romand (Marc Voltenauer, Nicolas Feuz, Sébastien Meier ou Julien Sansonnens) participent ainsi à leur façon, me semble-t-il, de cette dynamique «transgenre»…
Des visions du réel à valeur de fiction
Comme on l’a vu, là encore près de chez nous, notamment à l’enseigne du festival Visions du réel, la frontière naguère très nette entre documentaire et films de fiction s’est estompée ces dernières décennies, et la comparaison, du point de vue de la qualité du produit, n’est d’ailleurs pas toujours favorable à la fiction, genre supposé plus «noble» a priori. Cela étant, la confusion entre faits et fiction risque d’aboutir à un nivellement progressif tendant à la dilution de tous les critères d’appréciation, comme si le romancier travaillait la matière du réel de la même façon qu’un poète ou un reporter de guerre.
Romancier lui-même, historien-biographe magistral (de Julien l’apostat et de Lincoln, notamment), essayiste et polémiste, Gore Vidal a très bien marqué, dans Les faits et la fiction, préfacé par son ami Italo Calvino, la différence entre l’enregistrement précis et fidèle des faits et la transposition de ceux-ci par le travail de l’imagination et l’alchimie de ce qu’on appelle la poésie. Mais on ajoutera que le grand artiste brouille les cartes à l’envi, et c’est ainsi que les films d’Alexandre Sokourov ou de Federico Fellini, de Wim Wenders ou de Werner Herzog zigzaguent parfois entre faits et fiction…
Des fake news au mentir vrai
La persuasion clandestine, qu’il s’agisse de publicité ou de propagande politique, joue à tout moment sur la distorsion des faits, et le meilleur exemple en est donné aujourd’hui par les tweets constituant la «novlangue» orwellienne de Donald Trump. Mais que signifie cette comédie juste digne d’un ado énervé, en apparence tout au moins ? À quoi joue réellement l’actuel président des Etats-Unis ? Ce comportement de serial twitter ne cache-t-il pas autre chose ?
C’est évidemment ce que le sens commun et un soupçon de culture politique incitent à penser: que ce personnage de feuilleton débile, qu’on dirait sorti des épisodes les plus caricaturaux de Black Mirror - série satirique britannique explorant précisément les télescopages du réel et du virtuel -, pratique un enfumage tout à fait approprié à la nouvelle inculture mondialisée par Internet et les réseaux sociaux, au service d’un pouvoir ploutocratique plus verrouillé que jamais. Vous prenez Donald pour un canard de BD sympa ? Doigt dans l’œil : cet homme est, virtuellement en tout cas, une arme de destruction massive à lui seul…
En contraste avec la sinistre série «réelle» mise en scène à la Maison-Blanche depuis janvier dernier, la fiction développée depuis quelques mois, sur Netflix, sous le titre de Designated survivor, fait alors figure de revigorant antidote.
On en rappelle l’argument : après un attentat terroriste anéantissant le Capitole, le gouvernement américain et le congrès, un brave type du nom de Tom Kirkman, ancien prof et secrétaire d’État en matière d’urbanisme et d’environnement, se trouve propulsé au top de la gouvernance mondiale en tant que douzième suppléant survivant.
Le personnage, style humaniste en pull-over (Kiefer Sutherland), fait d’abord figure de figurant peu crédible. Mais très vite les occurrences de la réalité le font s’affirmer contre les gouverneurs racistes, les sénateurs magouilleurs, un milliardaire terroriste (sic) et les multiples instances nationales et internationales, en patriote indépendant, démocrate de fibre et d’une humanité combien rassurante
Pieux mensonge que tout ça ? Pas si sûr. Car la série, moins cynique que la version américaine de House of cards, et plus attachante affectivement que West Wing, illustre bel et bien une part réelle de l’idéal nord-américain des fondateurs.
Lorsqu’il sort de l’écran pour rejoindre la romantique Cecilia, dans La rose pourpre du Caire, le fringant Jeff Daniels (interprète glamoureux de Tom Baxter) ne se doute pas que, vingt ans plus tard, juste un peu empâté, il incarnera le patron d’une chaîne de télé en quête d’indépendance, dans la magnifique série Newsroom, dont le directeur de rédaction (Sam Waterston) se pacsera avec un autre président des States (Martin Sheen, dans West Wing), dans Frankie and Grace où Jane Fonda voit, aussi bien, son jules faire son coming out au tournant de la septantaine…
Sur quoi l’on apprenait récemment, pour compléter l’inventaire des ces glissements du virtuel au réel, que l’affreux président des USA de House of cards (Kevin Spacey) a été viré de la série en question pour faits (réels) de pédérastie. Tout ça en amont et en aval de l’affaire Weinstein, et les abus en série continuent…
De fait, la mini-série en huit épisodes de Big little Lies, coproduite et interprétée par Nicole Kidman, module le thème du prédateur sexuel sur fond de fresque sociale détaillée, dans une atmosphère quotidienne et provinciale (les agréable rivages californiens de Monterey) où les petits conflits personnels s’exacerbent en terrifiantes violences.
Or le sale mec suavement prédateur des huit épisodes de Big little Lies nous évoque immédiatement, et avec quelle puissance et quel art de la peinture sociale et psychologique, ce séducteur à la douce voix de loukoum et aux manières de cogneur qu’incarne un certain Tariq Ramadan dans le dernier feuilleton plus-que-réel au (dé)goût du jour…
Et si Tom Kirkman se pointait à la Maison Blanche ?
Tout ça pour dire que l’opposition du réel et du virtuel, dans l’univers mondialement connecté qui est devenu le nôtre, n’est pas plus fondée que la vieille croyance selon laquelle l’art serait moins réel que la vie.
Reste à savoir comment jouer de ces nouvelles données pour en faire quelque chose d’intéressant, quitte à nous amuser, à faire rêver les jeunes filles romantiques ou à nous la jouer roseaux pensifs, voire sauveteurs de notre espèce en danger.
Donc on imaginerait ceci en attendant mieux: de même que Tom Baxter est sorti de l’écran pour consoler la douce Cecilia, l’on verrait aujourd’hui Tom Kirkman traverser le miroir ovale de la Maison Blanche et proposer au compère Donald, avec la voix douce et le ton posé de Kiefer Surtherland, de réviser complètement sa politique.
Objectivement parlant, le cher Tom a sans doute, après une trentaine d’épisodes parfois très éprouvants, des conseils de sagesse à prodiguer à son imprévisible collègue, mais Donald est-il seulement abonné à Netflix ? Première question. Et seconde question plus décisive : Trump a-t-il assez le sens des réalités pour écouter un personnage de fiction ?
Dessin original pour la chronique parue initialement à l'enseigne du média indocile Bon pour la tête: Matthias Rihs.