Nous avions aimé le "Pablo" de Clément Oubrerie (scénarisé par Julie Birmant) parce qu'il s'attache à retracer
On cerne mieux cet artiste majeur grâce à cette fresque en BD de la bohème parisienne où le talent de Picasso se développa et atteignit sa maturité.
Voltaire n'est pas moins "monstrueux" a priori. Le philosophe en qui Marx voyait "le sommet de la pensée bourgeoise" (compliment qui recèle une critique) fait partie du panthéon des lettres françaises, avec tout ce que ça suppose d'adulation, de petits accommodements avec la vérité, voire de légende dorée.
C'est déjà une gageure en soi de tenter de reconstituer une époque plus lointaine que le Paris de Picasso; pour ce faire, C. Oubrerie utilise son crayon comme un biographe conventionnel ne peut le faire. Néanmoins une époque ne se résume pas à des éléments de décors et au costume; encore faut-il en comprendre et en restituer l'esprit pour ne pas tomber dans le décors de "carton-pâte".
Dans l'ensemble le résultat est assez vivant, mais souffre de la comparaison avec le précédent "Pablo", dont le scénario était mieux ficelé et les personnages secondaires mieux campés.
Oubrerie peint un écrivain arriviste, qui se persuade de son génie afin de mieux en persuader autrui - un écrivain dont la vivacité d'esprit et la facilité de répartie font mouche dans les salons. De cet esprit, Voltaire se sert pour séduire des femmes d'une condition supérieure à la sienne et les mobiliser au service de sa cause.
Le chemin est donc illustré, qui conduisit Voltaire jusqu'à une gloire, si ce n'est aussi grande que celle d'Homère ou Shakespeare, du moins enviable.
L'arrivisme littéraire est un mobile persistant aujourd'hui et Voltaire peut passer pour le précurseur de bon nombre d'intellectuels plus ou moins brillants après lui. Cependant, par-delà l'arrivisme et les saillies spirituelles, qu'est-ce qui distingue Voltaire des intellectuels d'aujourd'hui, dont le vedettariat est sans doute éphémère ? C'est le point le plus difficile à dessiner pour Oubrerie. Contrairement à Picasso, dont tout le monde a en mémoire les oeuvres les plus marquantes, Voltaire n'est pour beaucoup qu'un vague souvenir scolaire.
La BD se risque sur le terrain de la pensée du philosophe; en particulier, dans ce premier tome, de sa pensée religieuse et de son anticléricalisme. Sujet ô combien difficile, car se mélangent chez Voltaire l'opportunisme (l'athéisme et le libertinage sont alors à la mode, en particulier dans la noblesse) et les critiques plus sérieuses (des "Pensées" de Pascal ou de la théologie de Bossuet, Descartes, Malebranche...).
Le premier tome de cette fresque peine à souligner l'enjeu que représente cette nouvelle culture philosophique dont Voltaire sut habilement se faire le principal ministre, et dont il demeura l'emblème au service des élites bourgeoises, avant d'être pris pour cible à son tour de la critique marxiste et, d'une manière générale, démodé par la philosophie allemande du XIXe siècle (pour de bonnes et de mauvaises raisons).
Voltaire est également trop sceptique pour être vu comme le père de cet athéisme, conçu souvent en France comme une véritable religion imperméable à la critique, qui s'avère être un produit plus récent de l'ère technocratique.
La meilleure compréhension de Voltaire est peut-être fournie par les ouvrages satiriques, dont Voltaire ne faisait pas lui-même le plus grand cas, mais qui restent les plus lus. La satire est en effet un remède à l'optimisme inoculé par la religion ou l'idéologie (le providentialisme scientifique de Leibnitz-Pangloss dans "Candide") : elle détourne des illusions, mais ne constitue pas un aliment suffisant pour nourrir l'esprit.
Voltaire amoureux (tome I) par Clément Oubrerie, eds Les Arènes-BD, 2017.