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# 288/313 - La clé de la plus grande énigme

Publié le 02 décembre 2017 par Les Alluvions.com
"Il n'y avait qu'une seule explication possible : j'avais sous les yeux la facture d'un hôtel où Nadja avait séjourné. Elle lui était adressée sous son nom réel : Mlle Delcourt, le 28 novembre 1926.J'avais enfin la clé de la plus grande énigme de cette étrange histoire. Le vrai nom de Nadja. La clé de ce livre impénétrable, soi-disant battant comme une porte et duquel on n'a pas à chercher la clé. Il me semblait, dans mon exaltation, que ce n'était pas seulement la clé de ce livre, mais celle de tous les secrets de l'univers. Elle était tout simplement sous le paillasson."
Hester Albach, Léona, héroïne du surréalisme, Actes Sud 2009, p. 51.
Romancière néerlandaise, Hester Albach, qui avait perdu en quatre ans les trois personnes qui lui étaient les plus chères, vient recommencer sa vie à Paris. Elle trouve derrière un radiateur une édition originale de ce livre-phare de la littérature du XXème siècle, Nadja, d'André Breton. C'est le début d'une quête de la véritable identité de cette muse dont personne, semble-t-il, ne savait rien.On ne savait rien parce que peu après la rupture avec André Breton, elle fut conduite à l'asile : "On est venu, écrit-il, il y a quelques mois, m'apprendre que Nadja était folle. A la suite d'excentricités auxquelles elle s'était, paraît-il, livrée dans les couloirs de son hôtel, elle avait dû être internée à l'asile de Vaucluse." Elle ne sortira plus de ce monde : Léona Camille Ghislaine Delcourt, née le 23 mai 1902 à Saint-André (Nord) décèdera en 1941, en pleine Occupation, à l'asile de Bailleul. Ce ne fut pas la seule : 45 000 patients sont morts de faim ou de manque de soins dans les hôpitaux psychiatriques entre 1941 et 1945.
# 288/313 - La clé de la plus grande énigme
Léona avait eu une fille, qu'elle avait laissée en garde à ses parents : Marthe Delcourt, qui portait le même prénom que la soeur de Léona, morte dans sa dix-neuvième année, alors que Léona avait treize ans. Hester Albach retrouve sa trace mais il est trop tard : Marthe était morte récemment : "Le même jour, au demeurant, le même mois et la même année que ma mère." Mais à quoi pouvait bien lui servir cette coïncidence ? "De plus, dit-elle, cela me remettait mes propres morts en mémoire alors que j'avais fui pour les oublier. J'avais à peine quitté mon cimetière familier que je m'affligeais devant des tombes étrangères."
Après avoir vainement tenté d'acquérir les vingt-sept lettres autographes de Nadja à Breton, lors de la vente aux enchères de tout l'intérieur de l'appartement de Breton, 42 rue Fontaine, où il avait habité de 1922 à sa mort, en 1966, elle parvient à contacter une petite-fille de Léona, qui elle aussi a assisté à la vente, a vu les lettres partir à 140 000 euros, mais est parvenue à acquérir l'exemplaire de Nadja que Breton conservait dans sa bibliothèque : "Les coïncidences avaient de quoi nous laisser perplexes. Nous avions à peu près le même âge. Nos mères étaient mortes à la même date. Elle était, tout comme moi, obsédée par Léona Delcourt."
On aurait très bien pu imaginer que l'enquête autour de Léona Delcourt soit menée par une personnalité neutre, une journaliste ou un écrivain peu importe, dont la vie n'ait aucun rapport avec le sujet de son investigation. Or ce n'est pas le cas, l'histoire personnelle d'Hester Albach entre en résonance avec celle de Léona Delcourt. Comme en mécanique quantique, l'observateur ne peut s'abstraire du système observé, il entre dans le champ et y inscrit sa trace. Si je veux reprendre la métaphore de l'Attracteur étrange, je dirais que le système attire à lui les éléments qui gravitent autour de lui, l'attention se résout en captation.
Nous-mêmes n'échappons pas à ce phénomène (attention, vous qui me lisez, vous risquez d'être happé à votre tour, je vous aurai prévenus). Exemple : André Breton rencontre Nadja le 4 octobre 1926, rue Lafayette. Or, cette date du 4 octobre est celle de la foire annuelle de Saint-Denis de Jouhet, dans l'Indre, qui remonterait au Moyen Age (on l'appelle ici plus familièrement la "foire à Jouhet"). Quel rapport, me direz-vous, avec Nadja et Breton, au-delà de cette date commune ? Eh bien il faut savoir que saint Denis est tout d'abord loin d'être anodin dans leur histoire. Hester Albach le mentionne dans l'inventaire qu'elle dresse des éléments mythologiques et historiques présents dans Nadja :
"Saint Denis. Disciple de saint Paul. Décapité par les Romains sur la montagne Sainte-Geneviève pour avoir prêché l'évangile. La tête sous le bras, il se rendit au sommet de la Butte, se rafraîchit à une fontaine et, finalement, fut enterré, par une veuve chrétienne. L'abbaye de Saint-Denis, construite en sa mémoire, deviendra la nécropole des rois de France dont il est le patron."
Saint-Denis, c'est aussi le nom de cette porte, ancien arc de triomphe, dont la photo est présente dans le livre, et que mentionne Breton dans ce passage :
“On peut, en attendant, être sûr de me rencontrer dans Paris, de ne pas passer plus de trois jours sans me voir aller et venir, vers la fin de l’après-midi, boulevard Bonne-Nouvelle entre l’imprimerie du Matin et le boulevard de Strasbourg. Je ne sais pourquoi c’est là, en effet, que mes pas me portent, que je me rends presque toujours sans but déterminé, sans rien de décidant que cette donnée obscure, à savoir que c’est là que se passera cela ( ?). Je ne vois guère, sur ce rapide parcours, ce qui pourrait, même à mon insu, constituer pour moi un pôle d’attraction, ni dans l’espace ni dans le temps. Non : pas même la très belle et très inutile Porte Saint-Denis.[C'est moi qui souligne]
# 288/313 - La clé de la plus grande énigme Le philosophe Livio Boni voit dans cette porte le "véritable point de départ de la dérive urbaine du narrateur".
Revenons maintenant à Saint-Denis de Jouhet. Lui aussi n'est pas sans rapport avec Paris. L'église du village s'honore de vitraux du saint, datés du XIIe et XIIIe siècle, considérés comme les plus anciens de l'Indre. Et Robin Plackert a fait l'hypothèse que ce Jouhet ajouté à Saint-Denis était une forme de Montjoie, terme qui désigne toute éminence, colline ou tas de pierres servant à indiquer la voie d'un pèlerinage. Que l'on retrouve dans le cri de ralliement des rois de France : Montjoie Saint Denis ! Il a signalé également un alignement de lieux Saint-Denis dirigé pratiquement plein Nord, en direction donc de Paris et de Saint-Denis  : issu donc de Saint-Denis-de-Jouhet, il remonte à Saint-Denis, faubourg d'Issoudun (ancienne ville royale, qui reçut une charte de franchises de Charles VII et Louis XI lui concédant sept foires annuelles) et traverse le Bois Saint-Denis, à la sortie de Reuilly, dont l'église primitive, église Saint-Denis il va de soi, appartenait en propre à l'abbaye Saint-Denis-de-France.
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