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La recluse (3)

Publié le 02 juillet 2008 par Sophielucide

1.   Le docteur Labûche est venu en personne me livrer mon nouveau matériel d’écriture. Un large sourire sur ses lèvres trop fines qu’elle souligne au crayon, elle m’annonce fièrement :

« - Voilà, Sophie, plus rien ne vous empêche à présent de vous livrer entièrement »

Je la remercie, le plus calmement du monde tout en espérant qu’elle déguerpisse le plus vite possible, afin que je puisse installer ce matériel flambant neuf : un ordinateur portable, muni d’une imprimante et d’une liasse de papier, ainsi que des crayons, des stylos. Je me croirais le jour de la rentrée des classes, tout cela sent le neuf, inspire au travail, je la remercie encore.

« - Ecoutez, Sophie, je crois que nous abordons là un tournant dans notre relation. Désormais, vous n’êtes plus ma patiente, je vous considère comme une véritable amie en qui je fais totalement confiance, appelez- moi  Samantha, ou bien Sam si vous préférez  »

Bon sang mais c’est bien sûr, je suis son amie, à Sam!

« - Et comment va Richard ? »

J’éclate d’un rire que je fais durer sciemment, tant que son teint restera écarlate. Je suis sûre à présent qu’elle est devenue psy à force de lire les magazines féminins qui lui dictent sa façon de se maquiller, de se vêtir, de bouger et même de penser. Peu m’importe qu’elle couche avec mon mari, le plombier ou son collègue… Je veux juste qu’elle libère mon espace vital. Je veux juste m’attabler, écrire, ne plus être dérangée. Elle vient de commettre une erreur fatale que je ne prendrais pas la peine de relever. Après tout, elle est plutôt sympa et me mange dans la main. Je le sais, elle le sait, nous le savons, je connais encore mes conjugaisons…

Pendant le temps que dure l’installation, je suis euphorique et je fredonne des chansons cons qui font rimer programmation avec système d’exploitation.

Et puis c’est l’instant solennel que je couronne en allumant une cigarette, me redresse sur ma chaise et fixe l’écran qui illumine mes traits dans la semi-pénombre de la chambre.

Je ne saurais dire combien de temps je reste ainsi, tétanisée, pratiquement sous hypnose. Quand je sors de ma léthargie, le cendrier est plein et l’écran immaculé.

Incapable de commencer, d’écrire le moindre mot.  Je dois avoir la même tête que Jack Nicholson dans Shining.  Lui, il tapait sur sa machine « un tien vaut mieux que deux tu l’auras », comme ça, sans fin, toujours la même phrase et moi je n’ai pas été foutue d’écrire le moindre mot.

Je me lève, tourne dans la pièce ; tout m’échappe alors que mes idées semblaient si bien ordonnées tant que j’écrivais en pensées. Mais c’est pas ça écrire, suffit pas d’avoir une idée, ce serait bien trop simple. Ne pas paniquer, ne pas attendre ce mirage appelé inspiration par les amoureux en manque d’imagination. Non, je le sais pourtant, rien à voir avec tous ces clichés éculés. Ecrire c’est en baver, c’est se mouiller, c’est toucher le fond de sa propre médiocrité.

Je vais commencer par écrire mon nom, remplir la copie de mes coordonnées, rappeler qui je suis, c’est un début, histoire d’enclencher la mécanique. Se souvenir de la technique, faire ses gammes, connaître le solfège et n’attendre aucun plaisir surtout…

Je commence à pleurer, comme une gamine le jour d’un contrôle, affolée comme les aiguilles d’une montre déréglée. Tout ça parce qu’en écrivant le premier mot, mon prénom, je réalise subitement que c’est le dernier son proféré par mon père. C’est ça la clé, aucun mystère.

« Inconscient depuis trois jours, mon père, ce matin-là, a ouvert les yeux, rencontré mon regard, prononcé mon prénom, Sophie, avant de sombrer dans un coma définitif.

Tout s’est passé comme s’il avait voulu tenir bon jusque là, le jour où je me déciderais enfin à venir le voir. J’ai reçu mon prénom prononcé comme une ultime offrande, dont je me suis sentie incapable de dégager une quelconque signification. Juste persuadée que ce présent grandirait avec moi.

Vertige né de l’incommensurable plaisir de me dire que tout est à refaire.

Me sentir libre de mener ma vie quitte à en payer le prix : une certaine jouissance que je fais rimer avec souffrance. C’est une consolation de sentir sur mes joues les larmes rondes et tièdes et le sel que je goûte du bout de la langue à la saveur exquise en est la preuve la plus tangible.

Ce prénom prononcé, cette voix retrouvée a provoqué une avalanche de sentiments lointains, comme un robinet rouillé qu’on ouvre trop brutalement et qui crache alentour un jet incontrôlé, engorgé et brunâtre.

Mes certitudes, englouties d’un coup, ont laissé flotter au-dessus de la flaque immonde la vérité censurée : il m’avait aimée, ce père détesté.

Adoré et puis haï, j’allais maintenant pouvoir me remettre à l’aimer. Tranquillement.

Bien obligée d’admettre qu’il est plus aisé d’aimer un mort aimant qu’un vivant encombrant.

Première conséquence de ce constat : le silence assourdissant. Je suis incapable de prononcer un mot, comme si les larmes jaillies trop brutalement m’empêchaient de parler, d’exprimer l’indicible.
Ou comme si avec les mots s’échapperait une part du trésor que je voulais garder encore. Impossible à partager.
Ne reste que mon prénom, chuchoté par mon père, le dernier jour de sa vie. Mon prénom qui sonne, résonne, encore et toujours.

Le souffle d’une vie anéantie.

Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de ça ? J’ai dix-huit ans, et je ne sais pas si mon père m’a fait un cadeau ou délivré son fardeau.

Et j’en suis toujours là.


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