Marguerite Yourcenar, L'Oeuvre au Noir, Gallimard, 1968.
Le 1er novembre, sur l'article # 248, Les lucioles, Rémi Schulz me laissait le commentaire suivant : "Peut-être connais-tu déjà L'allée aux lucioles de RAYMOND ROUSSEL, qui s'achève sur
Or, en 1769, l'été fut brûlant, et Frédéric le Grand, fuyant chaque soir l'air étouffant de ses salons, fréquenta l'allée aux Lucioles avec une assiduité particulière.(...)". Je connaissais Raymond Roussel, j'avais vu cent fois citer son nom mais, curieusement, je n'avais encore jamais rien lu de lui. A fortiori, je ne connaissais pas L'allée aux lucioles, qui est un livre inachevé. Mais qu'à cela ne tienne, Rémi m'avait maintes fois ces derniers temps aiguillé vers des livres qui s'étaient avérés remarquables, je lui fis une nouvelle fois confiance et commandai illico l'ouvrage en question, aux presses du réel.
Je ne le lus pas tout de suite, je devais achever plusieurs livres en cours. Dont celui d'Hester Albach sur Léona Delcourt/Nadja.
Or Raymond Roussel apparaît dans ce livre à la page 111 (nombre qui, soit dit en passant, voici peu fut l'objet d'une coïncidence lors de l'évocation d'Angèle Laval, le corbeau de Tulle), dans une section intitulée La langue des oiseaux. La libraire d'Hester Albach lui apprend que cela désignait un langage codé dans les Cours d'Amour du Moyen Age : "On appelait ça "langue de la cour" ou "cabale phonétique" ou encore "langue des oiseaux". C'est une langue secrète, pour initiés. Lisez donc Raymond Roussel ou Rabelais. C'est, depuis la nuit des temps, un instrument secret pour de nombreux poètes."
La romancière néerlandaise se plonge alors dans un essai consacré à la langue des oiseaux, et Raymond Roussel est à nouveau cité page 117 : "Tout ce que Breton avait écrit avait été commenté dans le cadre de telle ou telle analyse littéraire. Breton, qui avait toujours affirmé vivre dans une "maison de verre", n'avait officiellement rien à voir avec Raymond Roussel, l'écrivain qui maîtrisait la langue des oiseaux, qui écrivait des livres dont il fallait chercher la signification au-delà de ce qu'une première lecture pouvait révéler."
Elle se lance ensuite dans l'étude de l'alchimie et tente une analyse de Nadja à la lumière de celle-ci : "J'appris à déchiffrer les symboles de l'alchimie. Corbeaux et colombes, chênes et fougères, saints et héros, vases et cornues, portes et fenêtres, échelles et chariots, épées et balances. Ces éléments symboliques et mythiques éclairaient la relation entre Nadja et Breton sous un nouvel angle. Lorsque Breton, à la fin de leur relation, évoque l'image d'un archange prenant la place d'un portrait qui vient de glisser de son cadre, il crée l'illusion d'un saint Michel exterminant, d'un seul coup d'épée, tous les êtres venus de ces mondes obscurs."
Je suis frappé, en recopiant ce passage, de voir le corbeau en tête des symboles cités de l'alchimie. Juste avant la référence à l'archange. Et, d'un seul coup, la mention d'Angèle Laval prend une autre dimension.
Mylius - Philosophia reformata - 1622 - "La tête du Corbeau - La putréfaction"
Hester Albach note dans Nadja le nombre élevé de personnages soit portant épée (saint Michel, saint Georges), soit ayant fini leurs jours décapités (Solange, saint Denis, Marie-Antoinette). Décapitation qui se pratique aussi en alchimie, et elle cite à ce propos un passage du Dictionnaire Mytho-hermétique de Dom Antoine-Joseph Pernety :"Lorsque la matière est comme de la poix noire fondue, ils l'appellent "le Noir plus noir que le noir même", leur Plomb, leur Saturne, leur Corbeau, etc. Et ils disent qu'il faut alors "couper la tête du Corbeau" avec le glaive ou l'épée, c'est-à-dire avec le feu, en continuant jusqu'à ce que le corbeau se blanchisse."Le corbeau est donc associé à la phase alchimique de la putréfaction, Nigredo, en français l'Oeuvre au Noir. Je pense aussitôt au roman du même nom, que nous devons à Marguerite Yourcenar, qui m'est d'autant plus chère que j'habite la rue qui porte son nom. Retirant le livre dans son édition Folio de la bibliothèque, je lus sur la quatrième de couverture qu'il avait reçu en 1968, à l'unanimité, le prix Fémina. Encore un.