Magazine Journal intime

[calet, charras] les hommes qui pleurent

Publié le 18 décembre 2017 par Tilly

billet inspiré par la lecture d'Au nom du pire,lien roman de Pierre Charras, de Monsieur Henri, (du même Pierre Charras), et de tous les livres d'Henri Calet que j'ai lus

Résumé — Quand ça frotte, que ça s’enraye et qu’il faut agir vite, on (le parti) envoie Goneau, Christian Goneau, un rondouillard teigneux et ficelle qui sait « trouver la faille, se méfier du contre et taper dur » ; « le contraire d’une dentellière », plutôt un « vidangeur » de la politique. Car cet expert en nature humaine que les femmes effraient est aussi un grand marrant. C’est ainsi qu’il débarque, le 12 juin 1995, entre les deux tours des municipales, dans une ville (peu importe laquelle) dont le maire, Michaux, en place depuis vingt-cinq ans, est en train d’avaler son écharpe, mis en ballottage par un chevau-léger de l’opposition. Goneau prend pied, rencontre, à défaut du maire étrangement invisible, Sylvie (la mystérieuse chef de cabinet) et Péron (le secrétaire général très investi)… Il hume, rôde, élabore. Tout cela fleure bon le ragoût provincial chabrolien. Mais soudain tout bascule et Au nom du pire, roman posthume de Pierre Charras, passe de la mascarade à la tragédie. Par l’effet d’un simple discours, tout se tend, s’électrise, la plus sombre mémoire que l’on avait tue revient en force : celle qui va de l’Occupation aux lendemains qui devaient chanter. Avec ce roman, Pierre Charras, homme d’une œuvre « lucide, profonde et désabusée » comme l’écrit Philippe Claudel dans son fervent prologue, donne à la fois une grande leçon d’écriture – maîtrisant en virtuose la conduite (et les changements de cap) de son récit – et un coup de sonde redoutable dans le pire de la mémoire collective française, la pelant à vif, jusqu’à son cœur noir. « Les enfants des bourreaux sont des enfants, pas des bourreaux », nous dit l’exergue. Message reçu.
C’est attendrissant je trouve, cette chaîne d’écrivains aux yeux rougis : Philipe Claudel qui pleure Pierre Charras (1945-2014), qui pleure Henri Calet (1903-1956) qui retient ses sanglots. Une façon de se donner le courage d’avouer leur goût des larmes ?

J’ai l’air de me moquer un peu, mais pas du tout : j’ai un grand faible pour ces écrivains tendres, d’autant plus que comme par réaction, ce sont aussi des maîtres de l’esquive railleuse, de l’autodérision rieuse, parfois cruelle, un tantinet masochiste. Qui dit larmes ne signifie pas forcément larmoyant.

Philippe Claudel, donc, préface le roman posthume de Pierre Charras dont le titre-jeu-de-mots fleure bon la titraille des petits romans noirs des années 80. Avant de rencontrer l'homme devenu son ami, il l'avait, dit-il, rencontré dans ses livres “ Que j'avais lus comme on entre dans un lieu fait pour nous et au sein duquel on se sent immédiatement chez soi. Un chez-soi qui amène un sourire doux dans le regard, mais serre aussi le cœur. ”. Et comme François Bott, il souligne la filliation Calet—Charras : “ Calet, dont Pierre admirait tant l’œuvre qu'il l'a en quelque sorte prolongée en écrivant un texte rare et précieux, Monsieur Henri,.”.

Au début on se sent loin de Calet dans Au nom du pire : la province, la politique, des personnages typés qu'on verrait plutôt dans un film de Claude Chabrol. Et puis à un moment, quand on passe (je dis pas comment) du cirque électoral de 1995 aux jours terribles de l’Épuration, ça bascule dans l'émotion. Ça reste très roman-roman, construit rapide et efficace, zéro pathos, mais Charras distille en douceur et profondeur le sentiment du chagrin dans un scénario à la Baron Noir. Depuis La nuit, le jour et toutes les autres nuits de Michel Audiard, je n'avais pas lu quelque chose d'aussi poignant sur les atrocités populaires ordinaires de la Libération. Et ce temps-là, c'était celui de Calet, celui de Contre l'oubli ou des Murs de Fresnes.


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