Donna Tartt, Le chardonneret, pp.532-533
22/12 - J'ai déjà dit ici (dans l'article # 203 - Le grondement distant du jaguar) comment le rêve, dans mon expérience personnelle, prenait souvent une forme radiophonique : "ne me reste alors au réveil que des mots, des noms, et parfois un sentiment flou. Ce fut le cas par exemple pour Augenblick dont j'ai parlé ici l'an dernier. Et très récemment, ce fut presque la même chose avec le rêve d'un personnage qui s'est construit dans la difficulté, les épreuves. Impossible d'en dire plus si ce n'est qu'un nom l'accompagnait, qui n'était pas le sien mais peut-être celui d'une ville, d'un pays : Iquitos. Et il me semble bien que dans le rêve lui-même j'étais conscient de la proximité de ce mot avec la capitale de l’Équateur, Quito, mais le mot demeurait inscrit ainsi : Iquitos."Par la suite, une recherche Google me révèlerait qu'il s'agissait d'une vraie ville amazonienne. L'avais-je un jour croisée ? Mon inconscient l'avait-elle enregistrée ? Toujours est-il que consciemment j'en ignorais tout.
C'est au croisement de Lexington Avenue et East 52nd Street que la scène mythique de la grille de métro, dans le film de Billy Wilder, Sept ans de réflexion, a été filmée.
Or, d'un autre rêve cette nuit du 16 au 17 décembre, me restait seulement le nom d'une avenue. Toute imagerie, tout récit disparurent. Seule surnageait ce nom, que je me répétai plusieurs fois, mais je ne notai rien. Et puis la journée passa là-dessus. Le soir, je repris la lecture du Chardonneret. A peine quelques pages et puis ces mots soudain, page 473 : "Quand j'ai émergé dans la rue, Lexington Avenue était déserte (...)" Lexington Avenue, je réalisai que c'était là l'avenue même de mon rêve.
Tout me revenait assez précisément, ce nom que je m'étais répété pour bien le fixer mais que la marée du jour avait recouvert, et qui émergeait ici comme Theo Decker à la sortie du métro. Alors, bien sûr, comme toujours j'ai cherché une explication rationnelle (ayant toujours à l'esprit cette formule du mathématicien Jacques Ravatin : "Quand on quitte le rationnel, il faut emporter le rationnel avec soi"), et je me suis dit que je l'avais peut-être déjà rencontrée, cette fameuse Avenue Lexington, dans les pages précédentes. Comme je n'ai guère envie de relire, fut-ce en diagonale, 473 pages, je fais une nouvelle recherche googlisante : Donna Tartt + Avenue Lexington.
Le premier résultat fait ressortir la phrase même sur laquelle j'étais tombé en arrêt. Je ne sais plus si c'est cette recherche précise, avec les mêmes mots-clés, que j'ai faite le 17 décembre, mais j'ai trouvé alors d'autres occurrences de Lexington Avenue dans le livre, pages 532, 608 et 614. Toujours des pages que je n'avais pas encore lues. Pendant plusieurs jours, je reste sur ce constat.
On ne vérifie jamais trop : je clique donc aujourd'hui sur ce lien Google Books qui m'entraîne effectivement sur la page 473, sous-chapitre VII du huitième chapitre de la seconde partie. Or, je réalise, alors même que je rédige cet article-ci, qu'il est indiqué que c'est le second résultat sur 5. Je clique sur précédent et je découvre ceci :
Nous sommes page 210...
Tout s'écroule.
Je me dis alors que je n'ai plus qu'à mettre ce brouillon à la corbeille (car il n'est bien sûr pas question de tricher et d'omettre ce fait nouveau). Et puis je me ravise car il me semble car il y a au moins deux enseignements à tirer de cette petite aventure.
Premièrement, cela montre la nécessité d'épuiser avec rigueur toutes les explications rationnelles d'un phénomène avant d'éventuellement songer à une solution acausale, parapsychologique ou autre (je ne sais comment la qualifier).
Deuxièmement, le fait que j'ai déjà croisé Lexington Avenue ne banalise pas pour autant le rêve où elle apparaît. Songez que je ne l'ai lue qu'une seule fois, que je n'avais aucune raison et aucune intention de la mémoriser. D'ailleurs, au sortir du rêve, si cela ne faisait pour moi guère de doute que cette avenue sonnait comme une artère new-yorkaise (dans la réalité, elle mesure 8,9 km de long et traverse Manhattan), je n'avais pour autant aucune certitude.
Donc le plus probable est que mon cerveau a enregistré, à l'insu de ma conscience claire, dans cette page 210, cette Avenue Lexington, qu'il a ensuite recyclée en rêve. D'autres questions se posent alors : est-ce que le cerveau enregistre subconsciemment l'intégralité d'une lecture ou bien procède-t-il à des sélections ? S'agit-il de prélèvements aléatoires ou bien de coupes ciblées ? Quel est le rôle du rêve dans le travail de cet inconscient ?
Ce que cela révèle en tout cas, c'est qu'il y a en nous des continents inconnus, des terrae incognitae, où nous n'abordons qu'en rêve.